Les Maisons d'étudiants Rue Souflot
(extraits du livre " les Compagnons de France " de Robert Hervé)
Lorsque le second conflit mondial se déclenche, Tournemire rejoint le 4" Cuirassiers, trois galons sur les manches. Après un bref passage dans une division d'infanterie, il est nommé, le 20 janvier 1940, chef d'état-major de la 6" demi-brigade légère mécanisée. Engagée le 10 mai dans le déferlement d'outre-Rhin, elle combat sur le canal Albert, à Charleroi, à Dunkerque, encerclée et devant se replier chaque soir. Dunkerque-Cherbourg. L'unité se reconstitue à l'embouchure de la Seine. Elle échoue à Angoulême, puis à Périgueux, puis à Tarbes. Quelques citations fleurissent une progression à l'envers, .dont se .serait passé le baroudeur marocain: .
- Rester dans une armée vaincue? soupire-t-il. Pas d'intérêt ! .
Affecté comme capitaine au 2e régiment de hussards, il se morfond. Un télégramme officiel du Secrétariat à la Jeunesse lui parvient de Vichy. Origine: Borotra ou La Chapelle, deux de ses amis? Qu'importe: il s'y rend et accepte une mission d'inspection des Chantiers de la Jeunesse, que lui confie Georges Lamirand. Il. a eu connaissance de l'appe! du 18 juin. Compte tenu de ce qu'il sait de l'homme qui l'a prononcé, il réagit ainsi:
- Ce n'est pas lui qui se bat, c'est nous. Il y a un combat ici, même s'il change de forme. Pensons aux Alsaciens, aux Lorrains, aux prisonniers. Il faut des gars qui soient là!
14 novembre 1940: le professeur Roussy, recteur de l'Université de Paris, est relevé de ses fonctions à la suite de heurts entre les étudiants et l'armée occupante. L'écho de l'émeute s'est répercuté,' amplifié, en zone sud. Aux Champs-Elysées, .les jeunes gens ont manifesté, à l'occasion de l'anniversaire du 11 novembre 1918; les autorités vichyssoises s'inquiètent de ce coup d'éclat. Georges Lamirand convoque Guillaume de Tournemire:
- Les étudiants font des bêtises, à Paris. Certains viennent de crier leurs sentiments gaullistes. Ils se sont fait matraquer aux Champs-Elysées par les Allemands, il y a trois jours. Il faut s'occuper d'eux. Eviter qu'ils ne fassent les "ballots ".
- Et alors?
- Allez là-bas.
- Je ne suis jamais allé dans une Université.
- Vous vous y ferez. Les problèmes des jeunes vous intéressent. Vous disposerez d'une certaine autonomie: nous vous nommerons ordonnateur secondaire. .
Tournemire accepte. Il lui faut un ou deux amis sûrs, deux caractères sur lesquels il puisse compter. Il trouve, à Vichy, ceux qu'il va emmener dans la capitale:
Pierre de Turckeim, haute stature, baron alsacien, administrateur aux qualités de patience, de sérieux et d'humour en coin (Je l'ai vu discuter avec des paysans du Périgord en se plaçant d'égal à égal, dit Georges Merchier) répondant à la solidité que recherche Tournemire pour l'emploi de financier qu'il lui confie;
Pierre de Chevigny, enflammé, athlétique, ardent, en concordance harmonique avec le tempérament du patron et destiné à donner le la aux étudiants.
L'un et l'autre collant à leur style. Chevigny a fait une vraie guerre mais, de Hollande, il n'a ramené que la moitié de son effectif et la prescience que les choses traîneront en longueur. Retour du Limousin, l'été 1940, il a rencontré Garrone à Vichy, puis à Pau; il a jaugé, comme Dhavernas, le drame de ces milliers de jeunes ayant perdu leur famille, leur foyer, leurs attaches naturelles:
- Je les considérais comme l'avenir de la nation et pensais qu'on ne pouvait pas ne point en tenir compte. En trois mois les Chantiers de la Jeunesse d'une part, les Compagnons de France d'autre part, ont été créés. C'était fort bien. J'ai fait le tour des écoles de cadres de zone sud... Mais je bouillais, anxieux de remonter vers la Lorraine, inquiet de ce qui s'y passait. Alors, Tournemire a été pressenti pour sa mission auprès des étudiants de Paris, raconte Chevigny. Pour moi, c'était un personnage brillant. Comme il m'a dit avoir besoin de types comme ça, en me désignant (on est flatté!), je l'ai suivi à Paris avec Turckheim. .
Les trois hommes louent un appartement 15, rue Soufflot, à l'ombre du Panthéon; Tournemire signe le bail tout de suite. Ils prennent contact avec le doyen Georges Ripert, Gilbert Gidel, recteur de l'Académie de Paris en puissance, des professeurs de Facultés, tels Achille Mestre, influent au Droit, François Perroux, Le Braz, des présidents d'associations, tel Paul Arrighi, au Droit, des hommes attelés déjà à un service et ayànt contribué à le mettre en chantier comme Alfred Rosier et Robert, Hitte. Alfred Rosier est l'ancien chef de cabinet de Jean Zay, ancien ministre de l'Education nationale, que l'opposition a rendu célèbre par la publication du pastiche sur le "drapeau dans le fumier ", et condamné à la déportation le 4 octobre 1940 par les tribunaux vichyssois.
- J'ai évoqué tout cela devant Tournemire, rappelle Alfred Rosier. Je lui ai dit quelle fidélité je conservais à Jean Zay. Tournemire a écouté, n'a rien dit. Quand j'ai eu fini, il m'a remercié de ma franchise. De mon côté, j'ai aimé son personnage aristocratique, ses façons désinvoltes d'allonger les jambes sur un bureau à la façon d'un officier américain, ses répliques d'humour à froid, sa façon d'offrir le verre de l'amitié dans son bureau, et de marcher sur les mains pour prouver sa valeur gymnique.
En un mois, Tournemire a consommé les entretiens avec les milieux universitaires, établi son service, rayonné déjà sur les étudiants, dont il devient, la coqueluche, selon le mot d'André Aumonier. Sa conclusion est qu'il importe de canaliser la vitalité et l'idéal opportunément exprimés par ces jeunes au lieu de les brimer. Il convient d'organiser l'aide dont ils ont besoin, de leur donner le goût du, sport (celui-ci sera rendu obligatoire pour toute l'Académie de Paris, au printemps 1942, à. raison d'une heure et demie par semaine, à l'Institut Régional d'Education Physique, avec le concours des techniciens Maigrot, Raquin, Vuillemin), - et, surtout, de favoriser la rencontre, le contact, l'attachement entre le maître et le disciple.
Dans la perspective de ce triple dessein, Tournemire décide de créer les Foyers, d'Etudiants et la première expérience va être conduite à la Maison des Lettres, avec le concours d'Aimé Touchard. Chaque Faculté aura la sienne. Les étudiants connaîtront un havre et la possibilité d'y exprimer leur personnalité. L'aide financière n'a pas été ménagée; Georges Lamirand a puisé dans les fonds secrets. Pour le courant, le trésorier payeur général de la Seine assure les règlements. Trois ou quatre prisonniers évadés contribuent à assurer la. direction du service. Parallèlement, Tournemire et ses amis se préoccupent de soutenir les protestataires, arrêtés pour menées antiallemandes, soit le 11 novembre, soit dans des cinémas des Champs-Elysées à la projection des actualités.
Le 5 février 1941, Chevigny se retrouve avec d'Estienne d'Orves et Croy-Chanel, internés à la prison du ChercheMidi: lui-même pris dans une rafle au "Kino" réservés ces messieurs. L'intervention du gouvernement de Vichy le fait sortir de cellule, après un mois de détention
-: Toute notre année scolaire s'est écoulée dans cette atmosphère, rappelle Chevigny qui, pendant les mois d'hiver, a animé le Service d'Aide aux Etudiants, 15, rue Soufflot. Et ce sont les appels téléphoniques de Garrone.
Elu le 18 mai, Tournemire qui a installé son épouse et ses cinq enfants à La Brède, interrompd sa passionnante expérience; celle qui l'attend aiguise sa curiosité et le flatte. Ce qui n'exclut point sa prudence. ...
- Vous êtes de beaux salauds! lance-t-il, la morgue militaire aux lèvres, à ses grands électeurs, au cours d'un voyage à Vichy. .
Là-bas, on lui dit, gravement:
- C'est votre devoir. . .
- Je suis aussi l'artisan d'une action sociale en faveur des étudiants; ça encore, c'est un devoir. Et vous me les laissez tomber? Les Compagnons: je n'y connais rien!
Un point le hante: il verra le Maréchal et voudra détenir son autorité de lui seul. Ses proches savent qu'il déjeune parfois à la table de Pétain, que celui-ci a sa confiance, et le prestige de l'un, reflété sur l'autre, fait que la tournée "d'examinateur" entreprise en zone sud par Tournemire, sa démarche au quartier général de la rue Garibaldi incluse, s'achève par une adhésion sans réserve. Aussi bien sans illusions sur les hommes que sans trop d'humilité sur sa propre personne, il mesure à quel point il a été choisi et porté à un poste qu'il qualifie plutôt de Président des Compagnons que de Chef parce qu'il reste le garant d'une pureté fondamentale du mouvement envers la notion de patrie. Il sait, et on le sait: il n'y aura pas de déviation lui au sommet.
- Oui, on m'a demandé de venir à ce triple titre: père de famille, officier, rectitude. D'autres eussent voulu rêver sans doute, soit de la part du mouvement, soit de la mienne, d'une position politique astucieuse, tels Cruiziat et Despinette par exemple, mais je voulais tenir mon pouvoir d'une fidélité personnelle au Maréchal. Parce que je savais, de mon côté, qu'il ne trahirait pas les intérêts fondamentaux de la France.
Pourtant, il ne cache point ses sentiments: ... C'était au Cercle Interallié, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris, rappelle-t-il. Nous rencontrions, dans cette officine de la Jeunesse, des officiers en vert-de-gris. Un jour, face à face avec un Allemand à qui l'on croit spirituel de me présenter, la main de celui-ci (en grand uniforme et tête nue) se tend vers moi. Je la-refuse. Un an plus Jard, mon vis-à-vis d'un instant s'écriera, averti de mes intentions et de mon activité: "J'aurais dû me douter de cela et le faire arrêter à ce moment-là! " Peut-être croyait-il à la collaboration lorsqu'il essuya l'affront?
Tournemire élu a la certitude qu'il ne paraîtra pas sans que le terrain soit élagué et sans se faire accompagner de ses deux fidèles parisiens : Chevigny et Turckheim