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Extrait du Dossier de l'Esprit des lois.

J'AVAIS CONÇU LE DESSEIN de donner plus d'étendue et plus de profondeur à quelques endroits de cet ouvrage; j'en suis devenu incapable. Mes lectures ont affaibli mes yeux, et il me semble que ce qui me reste encore de lumière n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.

Je touche presque au moment où je dois commen­cer et finir, au moment qui dévoile et dérobe tout, au moment mêlé d'amertume et de joie, au moment où je perdrai jusqu'à mes faiblesses mêmes.

Pourquoi m' occuperais-je encore de quelques écrits frivoles? Je cherche l'immor­talité, et elle est dans moi­même. Mon âme, agrandissez-vous, Précipitez-vous dans l'immensité. Rentrez dans le grand Être.

Dans l'état déplorable où je me trouve, il ne m'a pas été possible de mettre à cet ouvrage la dernière main, et je l'aurais brûlé mille fois, si je n'avais pensé qu'il était beau de se rendre utile aux hommes jusqu'aux derniers soupirs mêmes...

Dieu immortel, le genre humain est votre digne ouvrage. L'aimer, c'est vous aimer, et, en finissant ma vie, je vous consacre cet amour.

 

LETTRE DE LA DUCHESSE D'AIGUILLON, À LABBÉ COMTE DE GUASCO.

 

De Pontchartrain, le 17 février 1755.

 

JE N'AI PAS EU LE COURAGE, M. l'Abbé, de vous apprendre la maladie, encore moins la mort de M. de Montesquieu. Ni le secours des médecins, ni a conduite de ses amis n'ont pu sauver une tête si chère. Je juge de vos regrets par les miens. Quis desiderio sir pudor tam cari capitis! L'intérêt que le public a témoigné pendant sa maladie, le regret universel, ce que le Roi en a dit publiquement (1)  que c'était un homme impossible à remplacer, sont des ornements à sa mémoire, mais ne consolent point ses amis. Je l'éprouve; l'impression du spectacle, l'attendrissement se faneront avec le temps, mais la privation d'un tel homme dans la société sera sentie à jamais par ceux qui en ont joui. Je ne l'ai pas quitté (2) jusqu'au moment qu'il a perdu toute connaissance, dix-huit heures avant la mort; Mme Dupré 3( )lui a rendu les mêmes soins et le chevalier de Jaucourt ne l'a quitté qu'au dernier moment.

Je vous suis, Monsieur l'Abbé, toujours aussi dévouée.

 

1. «Ile envoya outre cela chez lui un seigneur de la Cour (le duc de Nivernais) pour avoir des nouvelles de son état.» (Guasco.)

2. « Cette assistance ne fut pas inutile au repos du malade, et on lui devra peut-être un jour quelque nouvelle richesse littéraire de cet homme illustre, dont le public aurait été probablement privé; car on a appris qu'un jour, pendant que Mm, la duchesse d'Aiguillon était allée dîner, le Père Routh, jésuite irlandais, qui l'avait confessé, étant venu et ayant trouvé le malade seul avec son secrétaire, fit sortir celui-ci de la chambre et s'y enferma sous clef. Mm, d'Aiguillon revenue d'abord après dîner, trouva le secrétaire dans l'antichambre, qui lui dit que le Père Routh l'avait fait sortir, voulant parler en particulier à M. de Montesquieu. Comme, s'approchant de la porte, elle entendit la voix du malade qui parlait avec émotion, elle frappa et le jésuite ouvrit: « Pourquoi tourmenter cet homme mourant? » lui dit-elle alors. M. de Montesquieu reprenant lui-même la parole dit: « Voilà, Madame, le Père Routh qui voudrait m'obliger à lui livrer la clef de mon armoire pour enlever mes papiers.» Mm, d'Aiguillon fit des reproches de cette violence au confesseur, qui s'excusa en disant: « Madame, il faut que j'obéisse à mes supérieurs;» et il fut renvoyé sans rien obtenir.» (Guasco.)La nouvelle édition (p. 222, note) ajoute: « Ce fut ce jésuite qui publia après la mort de M. de Montesquieu une lettre supposée adressée à M" Gualtieri, alors nonce à Paris, dans laquelle il fait dire à cet illustre écrivain « que c'était le goût du neuf et du singulier (qui lui avait fait avancer certaines opinions), le désir de passer pour un génie supérieur aux préjugés et aux maximes communes, l'envie de plaire, et de mériter les applaudissements de ces personnes qui donnent le ton à l'estime publique et qui n'accordent jamais plus sûrement la leur que quand on semble les autoriser à secouer le joug de toute dépendance et de toute contrainte. » Le Père Routh eut l'imprudence de faire mettre un aveu si peu assorti au caractère de sincérité de cet écrivain dans la Gazette d'Utrecht, d'abord après sa mort.»

3. Mm, Dupré de Saint-Maur.

Lecture: Sylvie Dufranc

MARANS À L'ABBÉ GARDÈS (1)

   

À Paris, le 15 février 1755.

 

Nous AVONS PERDU M. le président de Montesquieu, perte réellement irréparable pour l'Académie des lettres, de l'aveu de tout Paris, même de tous les étrangers, où il était aussi connu et aussi respecté qu'il l'était dans ce pays-ci.

Il n'a été qu'une quinzaine de jours malade. Je ne l'appris que le quatrième jours; je courus d'abord chez lui, je le trouvai avec une fièvre maligne et la tête attaquée. Le délire a presque toujours été continuel. Je ne l'ai point quitté de ce moment. Il mourut lundi matin entre mes bras. Comme M. son fils n'était point ici et que j'étais son parent le plus proche et son intime ami, je me suis chargé de tout le détail de sa maladie, et ensuite de son enterrement. Vous jugerez par ce petit détail l'état où j'ai été et l'embarras que j'ai eu. Toute la France s'y intéressait et venait souvent deux fois par jour savoir de ses nouvelles; le Roi même y a envoyé (2).

Ma santé n'était pas rétablie, mais le désir de donner tous mes soins à mon parent et mon ami me donnait des forces qui m'ont abandonné depuis, et je suis réel1em_nt accablé de fatigue et de veille, ayant passé trois nuits sans me déshabiller _i me coucher, et les autres jours n'ayant point été trois heures dans 'mon lit. l'ai perdu un parent et un ami bien sincère, ce qui est bien rare, surtout dans ce pays-ci; nous avions toujours été d'une liaison intime sans qu'il y ait jamais eu ni altération ni froideur entre nous. l'ai eu la consolation. de lui voir recevoir tous ses sacrements avec toute l'édification possible et conserver ses sentiments jusques au dernier moment, mais je l'ai perdu et il ne m'en reste que des regrets superflus dès que je n'ai pu lui conserver une vie aussi précieuse.

 

1. Vicaire-général du diocèse d'Agen.

2. Le duc de Nivernais. Cf. Grimm (éd. Tourneux), II, 491.

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