Les Compagnons de France furent le premier mouvement de jeunesse officiel à surgir après la défaite. L'idée de sa création était née au sein d'un comité de mouvements de jeunesse, qu'un jeune inspecteur des Finances, Henri Dhavernas, avait fondé à Paris sous le nom de Comité Jeunesse de France immédiatement après l'armistice. Diplômé de Sciences Po, Dhavernas avait exercé pendant quelque temps les fonctions de commissaire national des Scouts de France, d'obédience catholique. Comme il avait passé son enfance aux États-Unis, il était bilingue; déclaré inapte au service militaire, il n'avait pas fait la campagne de 1940, et après la débâcle, avait été frappé par le spectacle de l'oisiveté forcée des adolescents qui, faute d'emploi, végétaient chez eux ou dans des centres de réfugiés, alors qu'en raison de la captivité d'un si grand nombre d'hommes la moisson pourrissait sur pied. Grâce à l'appui efficace de Baudouin et à l'aide matérielle apportée par des camarades Scouts de France, comme Goutet et le père Forestier, par le chef des Scouts protestants Jean Gastambide et des hommes comme Fraisse de la Jeunesse ouvrière chrétienne, en juillet 1940 déjà, il avait fait enregistrer le mouvement comme association. Le mouvement destiné à accueillir les adolescents, devait être le rassemblement de jeunes Français, désireux de participer au relèvement matériel et moral du pays, en offrant leur concours aux services d'aide aux réfugiés et aux prisonniers; et généralement, toutes initiatives et réalisations propres à associer les jeunes au service du pays.
Dhavernas reçut immédiatement des subsides de l'État avec la promesse de se voir affecter des cadres en provenance de mouvements de jeunesse déjà existants; dès la première semaine d'août 1940, il organisa un premier camp des Compagnons, à Randan, près de Vichy. 45 adhérents d'autres mouvements de jeunesse, dont 25 venant de mouvements laïques et 20 de mouvements confessionnels, furent rassemblés dans ce camp. Parmi eux, il y avait Gortais, ancien secrétaire général de l'ACJF et Andegond, le chef des Jeunesses socialistes. Ils rédigèrent "La charte de Randan», qui approuvait la création des Compagnons, en mettant l'accent sur le devoir patriotique, et la nécessité de façonner la personnalité et d'approfondir les convictions personnelles des jeunes. La charte approuvait également le principe de fournir des cadres au mouvement. L'un de ceux-ci devait être le futur général Huet, l'un des chefs du maquis du Vercors. L'appellation "Compagnons» avait été choisie pour désigner le "compagnonnage» du compagnon de l'époque médiévale. Le code de conduite devait devenir un véritable catalogue des vertus scoutes, résumé dans l'axiome: "Luttez pour devenir un homme.» Au départ, les dirigeants du mouvement étaient contre le capitalisme et la démocratie libérale et par conséquent opposés au gaullisme, puisque le chef de Londres ne manquerait pas de rétablir la démocratie. Par ailleurs, ils avaient en abomination tout aspect quel qu'il soit du totalitarisme et leur idéal était la mise en valeur d'un esprit communautaire. Un cérémonial prit rapidement naissance; le chef Compagnon commandait: "A moi, Compagnons!» et les Compagnons répondaient: «France!» Et le salut aux couleurs, parfois à genoux, était célébré avec solennité. Résultat: les Allemands soupçonneux à l'égard de tous les mouvements de régénération de la jeunesse interdirent sur le champ les Compagnons de France en zone occupée.
L'organisation avait une allure médiévale avec des unités, de bas en haut, dénommées Cités, Baillages, Commanderies, Pays et enfin Provinces. Les nouvelles recrues étaient des « apprentis », admis au rang de compagnons à part entière, au terme d'une période probatoire d'un mois. Ces derniers portaient un uniforme bleu sombre, de coupe militaire: béret, chemise bleue (sur laquelle était cousu l'insigne du mouvement, le coq gaulois), des culottes courtes, ou des pantalons de ski. D'autres caractéristiques étaient très militaires: il y avait un salut qui malheureusement ressemblait au salut hitlérien; l'obéissance absolue et le respect de la hiérarchie étaient de règle, excepté en dehors des heures de service. La doctrine, à propos de ce dernier point, était sans équivoques: «Le rapport de celui qui ne sait que ramer à celui qui sait piloter s'appelle, de haut en bas, "autorité légitime", de bas en haut, "obéissance, amour, fidélité (3)" Nul doute qu'une discipline militaire de ce genre était destinée à tenir la bride serrée à des jeunes toujours prêts à se rebeller, bien que le but poursuivi dans l'immédiat ait été de les employer à des tâches d'utilité sociale. Des compagnies d'environ cinquante hommes furent mises à la disposition des services des Eaux et Forêts et des Ponts et Chaussées. Les travaux étaient de nature très différente, allant du défrichement et de l'assèchement aux vendanges en passant par la construction de terrains de sport et l'aide aux réfugiés. En 1940, on fixa le salaire à 20/25 francs par jour (4) Certaines réalisations étaient d'un style tout à fait inhabituel, comme dans la région de Lyon où les Compagnons faisaient marcher treize restaurants, à l'enseigne Le Relais du coq. Toujours à Lyon, une autre initiative intéressante prit naissance dans un groupe de jeunes musiciens qui fondèrent les Compagnons de la Musique. Ceux-ci s'affilièrent par la suite aux Compagnons de France, et, en fin de compte, devinrent les célèbres Compagnons de la Chanson. On faisait tout pour intéresser les jeunes à des activités culturelles telles que le chant, l'artisanat et le théâtre, mais l'accent était mis sur la bonne forme physique. Dans les camps, le train-train quotidien était rigoureux: 6 h 30, réveil; 7 h 15, petit déjeuner; 7 h 30, éducation physique (Hébertisme); 8 heures, inspection; 8 h 15, lever des couleurs et brève allocution destinée à stimuler le moral; 8 h 30midi, travail; 12 h 15, déjeuner; 13 h 30-16 h 30, travail; 16 h 45, casse-croûte, toilette, lessive, raccommodage; 17 h 30, sport ou formation professionnelle; 18 h 15, allocution du chef sur le thème abordé lors de la cérémonie du matin; 18 h 30, travail scolaire; 19 h 15, dîner; 20 heures, séance récréative. On peut dire que jamais le principe séculaire de maintenir les jeunes occupés afin de les empêcher de faire des bêtises ne fut mieux observé.
En fin de compte, le nombre des Compagnons de Chantier, appellation qui design ait les membres à plein temps du mouvement, diminua à la suite du retour des réfugiés dans leurs foyers, mais les vides furent en partie comblés par de jeunes chômeurs. En même temps, on assista à la croissance d'une autre branche du mouvement, les Compagnons de Cité, composée uniquement de membres à temps partiel. Par ailleurs, on créa, en 1942, un mouvement féminin parallèle à celui des garçons, mais qui ne rencontra pas beaucoup de succès, les Compagnes de France (les femmes avaient été représentées lors du premier camp de Randan). En fin de compte, la branche -des Compagnons de Cité devint de beaucoup la plus importante. En janvier 1941, il y avaient 6 770 Compagnons de Chantier et Il 497 Compagnons de Cité, avec 1 726 cadres, dont la moitié étaient des volontaires (5) Les effectifs atteignirent leur niveau maximum en 1943, avec au total 29000 Compagnons, dont seulement 3 562, hébergés dans 90 centres, étaient à plein temps (6) A la fin de cette même année, d'après leur chef de l'époque, le commandant de Tournemire, leur nombre était de 30 000, avec 1 510 cadres dont 810 étaient salariés (7) Lorsqu'on est amené à apprécier les accusations relatives aux dépenses folles et extravagantes qui auraient été faites par le mouvement, il faut connaître l'importance de ses effectifs, car c'était vraiment du menu fretin à côté de la jeunesse catholique ou des organisations scoutes. Et pourtant, parce qu'il s'agissait de l'un des deux mouvements de jeunesse d'inspiration officielle et sous contrôle direct du gouvernement, on l'observait de très près.
Quel genre de volontaires étaient attirés par les Compagnons de France? Au début, le mouvement composé de jeunes chômeurs faisait l'objet de commentaires très défavorables, comme celui-ci: "Il y a de franches crapules en rupture de maisons d'éducation surveillées.» En 1942, un véritable mascaret de plaintes à propos des Compagnons en général déferlait, certaines en provenance de l'intérieur du mouvement lui-même. On lit dans un rapport: 50 sur 60 Compagnons, ici, sont pour de Gaulle. Ils disent: "Pétain c'est bien, mais le traître c'est mieux."» Un autre membre de son côté observait: "Le groupe marche d'une façon qui me déplaît totalement. Plusieurs Juifs s'y sont introduits, et quelques-uns en qualité de chefs.» (Les Juifs furent exclus du mouvement seulement en mai 1942.) Un autre membre déclarait également de son côté: «Dans les Compagnons, ce n'est guère intéressant, car l'on n'apprend pas grand-chose et, en plus de cela, on devient plutôt fainéant que travailleur.» Un observateur extérieur en donnait la description suivante: «Garçons inoccupés, mal ravitaillés, sans ajouter les coups - vols, cambriolages, etc ... -, je m'en foutisme». Un autre témoin les décrivait enfin comme une bande indisciplinée qui circulait en braillant L'Internationale, le Ça ira et La Carmagnole, et en tournant en dérision les processions religieuses (10) Certains rapports de ce style émanaient de ceux des milieux de Vichy qui, à l'époque, cherchaient à discréditer le mouvement.
En fait, de tous les côtés, on attaquait les Compagnons. Marcel Glass, qui écrivait dans Je suis partout, était très représentatif de l'attitude de la presse parisienne, lorsqu'il demandait: «Par quel miracle espère-t-on transformer en un organisme révolutionnaire un mouvement qui comprend 90 % d'attentistes, de revanchards et de gaullistes purs ?» Les organisations rivales de tendance collaborationniste comme les Francistes, les Jeunesses populaires françaises et les Jeunes de l'Europe nouvelle, tour à tour raillaient et enviaient le mouvement. Les Francistes accusaient les chefs des Compagnons, non sans raison, d'aider et encourager les réfractaires au Service du travail obligatoire en Allemagne. Lorsqu'en fin de compte le mouvement fut dissous, le journal Le Franciste, dans son numéro du 5 février 1944, gloussa de joie en rapportant la fin de «cette fumisterie que fut le prétendu mouvement Compagnon». Les Jeunes de l'Europe nouvelle, eux, accusaient les Compagnons en Afrique du Nord de faire cause commune avec les «dissidents». Ce reproche n'était pas non plus injustifié parce que de Tournemire, à l'époque le dirigeant du mouvement, était un partisan de Giraud et désavouait Dupeyron, son chef Compagnon pour la Tunisie, resté fidèle à Vichy . L'Action française manifestait son hostilité envers les Compagnons par le truchement de l'amiral Auphan (14) alors que de leur côté, pour diverses raisons, les catholiques eux aussi partageaient cette hostilité. Au début, ils craignaient, en dépit de la présence de divers chefs de mouvements de jeunesse catholiques, que les Compagnons ne deviennent un mouvement d'État totalitaire. Pour Pierre Limagne, de La Croix, en effet, c'était, ainsi qu'il l'écrivait dans son journal personnel à la date du 15 août 1940: «Un nouveau mouvement de jeunesse à l'allure officielle assez inquiétante(15)." D'autres catholiques, aux opinions plus extrémistes, affirmèrent plus tard que le mouvement avait été «envahi par des éléments juifs", qui s'y étaient infiltrés par l'intermédiaire des groupes d'art théâtral organisés par les Compagnons. Ceux-ci étaient également accusés d'effacer les slogans doriotistes sur les murs, tout en ne touchant pas aux inscriptions à la gloire de la RAF et de De Gaulle, et de détruire les publications de l'Axe exposées aux devantures des marchands de journaux16• Au sein du SGJ, la direction chargée du chômage des jeunes donnait son opinion, en mars 1941, sur le mouvement qui recrutait uniquement des jeunes dam; la misère: «Essentiellement [ ... ] étatiste, d'inspiration et de tendance, a pris des habitudes d'indépendance au cours de ces derniers mois durant lesquels il faisait figure d'un petit État dans l'Etat17." Ceci dit, d'autres milieux à Vichy reprochaient au mouvement son idéologie trop démocrate chrétienne.
Emmanuel Mounier, le directeur d'Esprit, la revue catholique de tendance indépendante, se plaignait de l'«inflation" du nombre de dirigeants de mouvements de jeunesse catholiques travaillant avec les Compagnons et confiait à Mgr Guerry sa crainte que les Compagnons ne soient les précurseurs d'une organisation de jeunesse à caractère totalitairel8. Tout d'abord, le secrétaire de l'Assemblée des cardinaux et archevêques partagea cette crainte, mais ils semble bien toutefois qu'il ait rapidement changé d'avis, puisqu'en octobre 1940 il écrivait: «A Vichy, "la Jeunesse" (ministère et Compagnons) est certainement ce qu'il y a de mieux là-bas, bien que peu lourde d'idées, mais avec des volontés nettes et claires19." Et en mars 1941, il écrivait dans son journal que sa méfiance initiale avait été dissipée, momentanément au moins. Les réserves qu'il formulait ainsi avaient en partie pour origine la solide aversion qu'il nourrissait pour les dirigeants des Compagnons, qu'il considérait comme des gens aux ambitions sans bornes, prêts à aller du côté où soufflait le vent. Alors que certains avaient rêvé de faire des Compagnons un grand mouvement de jeunesse, Mounier laissait entendre à mots couverts que d'autres y voyaient uniquement «un carrefour avec postes d'observation et de surveillance21". Cela étant, il accepta néanmoins de donner un article toutes les semaines à Compagnons, le journal du mouvement, dirigé à l'époque par l'un des anciens journalistes d'Esprit, Jean Mazé 2, A noter que parmi ceux qui écrivaient dans Compagnons, on comptait également Pierre Courtade, futur éditorialiste de L'Humanité2 •
On peut retracer la tumultueuse histoire des Compagnons en se reportant à leur journal et en évoquant le destin de ceux qui furent leurs chefs. Dhavernas, le fondateur et le premier en date des chefs Compagnons, démarra le mouvement en bénéficiant à la fois de l'appui de Baudouin, et du fait qu'il était le fils de l'un des meilleurs amis de Chevalier24• Cette dernière circonstance n'empêcha d'ailleurs pas Chevalier, lorsqu'il devint ministre, de critiquer vivement le mouvement et début 1941, de le menacer de dissolution. Il faut dire à ce propos, que dans une certaine mesure, les autorités gouvernementales portaient une part de responsabilité dans ce qui était reproché aux Compagnons: en effet, au départ, Dhavernas s'était entendu dire qu'il lui fallait s'attendre par la suite à accueillir dans le mouvement jusqu'à cinq cent mille jeunes chômeurs, Se montrant plus modéré dans ses propres estimations, il avait entrepris d'organiser des structures d'accueil à l'intention seulement de deux cent cinquante mille jeunes; en fait, le chômage n'atteignit pas le niveau prévu et les jeunes réfugiés eurent la possibilité de, rentrer chez eux, tandis que de leur côté, les Chantiers de jeunesse, enlevaient aux Compagnons le recrutement des jeunes gens en âge d'être appelés au service militaire. Cela dit, en dépit de la chute des effectifs par rapport à ce qui avait été escompté au départ, le mouvement reçut en octobre 1940 et en janvier 1941 d'énormes subventions à hauteur de 19 millions de francs, qui venaient s'ajouter à une dotation initiale de 6,1 millions de francs, remise par Baudouin à Dhavernas en personne (25)
Le ministère des Finances ouvrit une enquête à l'effet de savoir comment ces sommes avaient été dépensées, enquête dont on pourrait déduire26 qu'immédiatement après l'armistice, le Compagnons, sans autorisation, auraient fait l'acquisition de stocks de denrées alimentaires à hauteur de 51 millions de francs (on ne sait pas si ces achats furent effectivement payés), tout en dépensant en transport 15 autres millions. Les écoles de cadres, créées par le mouvement, n'auraient pas eu de programme cohérent de formation, leurs effectifs n'auraient pas atteint les niveaux prévus et pourtant auraient enregistré 60 % d'échec dans les épreuves proposées à leurs élèves. Ces écoles n'auraient fait l'objet d'aucun contrôle extérieur, et auraient gaspillé leurs crédits de fonctionnement: dans la mesure où l'on aurait pu l'établir d'après leurs comptabilités très incertaines, les cours seraient revenus à 115 francs par élève et par jour. Malgré cette accusation portée par des enquêteurs pendant l'Occupation, après la guerre, Chevalier, qui, en tant que ministre chargé en dernier ressort des affaires de la jeunesse, devait connaître la vérité, s'abstint volontairement pendant son procès d'accuser Dhavernas de malversations ou d'agissements malhonnêtes. En restant dans le vague, l'ancien ministre déclara simplement qu'il avait été obligé de démettre le chef Compagnon parce que celui-ci n'avait pas pris les mesures nécessaires pour rendre le mouvement légal ; son attention ayant été attirée sur ce point par Paul Fontaine, un officier de marine, aide de camp de l'amiral Darlan, et qui était aussi l'un des dirigeants des Compagnons. Le mouvement ayant certainement été légalement déclaré comme association de la loi de 1901, on peut se demander à quoi Chevalier pouvait faire allusion. Des fausses rumeurs s'étaient répandues à propos d'un voyage que Dhavernas avait fait à Paris, en décembre 1940, pour passer des examens dans le cadre de ses fonctions principales, celles d'inspecteur des Finances. Une cabale avait alors été montée contre lui, d'après laquelle il aurait profité de cette occasion pour prendre contact avec Laval, qui venait d'être exclu du gouvernement de Vichy, ainsi qu'avec Abetz, Doriot, Déat, dont on connaissait les préférences pour un mouvement de jeunesse unique de type totalitaire. On ne sait pas qui était à l'origine de ces faux bruits, mais il y avait manifestement là une tentative pour se débarrasser de Dhavernas; celui-ci d'ailleurs, après son renvoi, adressa à son ami et collègue inspecteur des Finances, Du Moulin de Labarthète, du cabinet de Pétain, des documents prouvant qu'il n'a pas eu les contacts en question29• De son côté, par la suite, Chevalier affirma qu'à l'époque il avait repoussé une exigence allemande relative à la réintégration de Dhavernas dans ses fonctions de chef Compagnon 30. Mais il est impossible de croire que les Allemands aient pu ainsi soutenir Dhavernas, compte tenu d'une autre accusation portée contre lui et selon laquelle il s'était entouré de Juifs, d'anglophiles et d'anciens communistes (3l)•
Les événements qui survinrent après le renvoi de Dhavernas firent clairement apparaître que celui-ci avait été l'innocente victime d'un conflit au sein du pouvoir à Vichy. Lors de la crise de direction qui se poursuivit jusqu'en mai 1941, une tentative fut en effet effectuée pour rapprocher les Compagnons du camp des Allemands. Paul Marion, qui, en mars, était devenu ministre de l'Information, avait proposé pour la fonction de chef Compagnon, Armand Petitjean, un normalien très lié avec Drieu La Rochelle, l'écrivain collaborationniste; candidature qui reçut le soutien de Puch eu et d'autres partisans de la collaboration. En définitive, le 18 mai 1941, l'assemblée générale des Compagnons condamna tacitement la tendance collaborationniste, en élisant comme chef Compagnon, le commandant de Tournemire, candidat soutenu par Lamirand et certaines organisations de jeunesse.
Le nouveau chef Compagnon, un officier de carrière sorti de Saint-Cyr dans la cavalerie et breveté de l'École de guerre, avait été le plus jeune capitaine de l'armée française. Pendant quelque temps après l'armistice, il avait travaillé à Paris dans le service de placement pour les jeunes. Après les manifestations estudiantines anti-allemandes du Il novembre 1940, Lamirand lui avait demandé de rétablir des relations de travail normales avec les Allemands, et il y avait réussi. Apprécié par Lyautey qui le connaissait, de Tournemire était également un grand admirateur de Giraud, sous les ordres duquel il avait servi en Afrique du Nord, chose importante pour la suite. Il estima qu'il devait jouer son nouveau rôle, d'abord et surtout dans le domaine de l'éducation civique et professionnelle et décida Pétain à déclarer que c'était là sa mission; il se fit fournir du matériel, en partie par l'armée, des subsides par l'intermédiaire du Maréchal, et emprunta des cadres à d'autres mouvements de jeunesse33• De son côté, Pétain fit savoir que grâce à leur nouveau chef, les Compagnons de France avaient toute sa confiance. De Tournemire, enfin, réussit à ne pas dépendre du directeur de l'Enseignement technique du ministère de l'Éducation nationale, un certain Luc, qu'il n'aimait pas parce que «son esprit est incompatible avec la Révolution nationale34". En août, de Tournemire avait fait table rase du passé et pouvait de façon effective exercer son commandement.
Or, ceux qui avaient combattu sa nomination, et en particulier Marion et Pucheu, ne désarmèrent pas et ne cessèrent de critiquer l'inefficacité du mouvement. Petitjean, l'adversaire malheureux de DeTournemire, démissionna du mouvement, tout comme son ami Mazé, qui se mit à dénigrer les Compagnons sur un ton aussi violent que celui qu'il avait auparavant utilisé pour chanter leurs louanges3s• Pour lui, le SGJ était désormais le «dernier endroit où la Révolution nationale devrait s'accomplir" et il déclarait: «Je veux faire partie d'un organisme vraiment révolutionnaire. La phrase "le mouvement Compagnons n'est contre personne" est inacceptable. "Une fleur au chapeau, à la bouche une chanson" c'est bien gentil, mais ce n'est pas suffisant. Un couteau à la ceinture, s'il le faut, pour se battre !" Inutile de préciser que cette humeur belliqueuse n'était pas dirigée contre les Allemands. Mazé, d'ailleurs, rejoignit Marion au ministère de l'Information, où il mena une bruyante campagne en faveur d'une «jeunesse unique", exigence de nouveau formulée à cette époque.
Pendant ce temps, la ligne de conduite très indépendante suivie par de Tournemire, apparaissait clairement dans Compagnons,
l'organe de presse officiel du mouvement, qui n'était plus dirigé par Mazé. En mai 1941 déjà, avant l'entrée en fonction officielle de De Tournemire, ce journal avait critiqué le renvoi de Weygand ainsi que les accords franco-allemands sur la Syrie. En mars 1942, de Tournemire, convoqué devant la commission de la Jeunesse du Conseil national, fut l'objet de vives critiques de la part de Bergery et d'autres censeurs en raison de la liberté avec laquelle le journal s'exprimait dans le domaine politique. Il ne tint nullement compte des avertissements tacites qu'il reçut à cette occasion et Vichy continua à recevoir une pluie de rapports défavorables sur le journal des Compagnons. L'auteur de l'un de ces rapports36 passait systématiquement en revue le contenu de neuf numéros sortis entre août et septembre 1942. Un des articles incriminés commentait de façon sarcastique la Relève - des prisonniers de guerre libérés en échange de volontaires français pour aller travailler en Allemagneen disant: "On recherche: 100000 volontaires n, pour aider les. paysans de France. Aucun numéro du journal, ne parlait de façon favorable de la Révolution nationale, ou de l'un des dirigeants de Vichy - à l'exception de Pétain. Le journal ne faisait pas non plus de propagande contre les Juifs et les francs-maçons et, au contraire, se livrait à une vive critique du rationnement, de l'ineptie des autorités locales et de la vie chère. Les articles politiques mettaient l'accent sur la France, patrie de la liberté et de la justice, sans se référer à la valeur de l'autorité et de la hiérarchie sociale. Dans le même ordre d'idées, le journal affichait une compassion exagérée pour les énormes pertes allemandes sur le front de l'Est, insinuant de cette façon qu'une victoire allemande était impossible. Et de même, un reportage sur le grand pèlerinage au Puy-en- Velay, pour la fête de l'Assomption, signalait tout spécialement la statue de la Vierge de Strasbourg, alors qu'un article sur Madagascar n'évoquait même pas l'attaque de l'île par les Anglais. Toujours au cours de ces deux mois d'août et septembre 1942, le spécialiste du cinéma avait fait la critique d'une vingtaine de films, dont neuf étaient américains, ce qui lui avait permis de citer - selon les propres termes du détracteur du journal - "le néo-américain Charles Boyern. Un deuxième rapport, adressé cette fois au SGJ (37) analysait plus spécialement le numéro du 21 novembre 1942, qui passait complètement sous silence les événements survenus en Afrique du Nord, tout en qualifiant de façon flatteuse, de "géants de l'air n, les Forteresses volantes américaines. Un éditorial d'André Fabre contenait ces lignes doublement chargées de sens:
"Ne sommes-nous pas amenés à nous rappeler qu'il existe aujourd'hui une certaine forme de courage? Le courage de ne rien dire; le courage de ne pas céder à la tentation des gestes ou des paroles inutiles; le courage de durer malgré tout; le courage d'être simplement, humblement raisonnables; le courage d'être simplement réalistes pour la sauvegarde de l'avenir."
Trois semaines plus tard, un troisième rapport3• citait un article publié sous le titre, «L'Enfant, ami public n° 1», et qui commençait comme suit: «En ce temps de perversion universelle où les valeurs les plus communément admises par les hommes sont reniées, battues, renversées par les adorateurs de la Race, de la Puissance et du Sang, il nous reste au moins une consolation et une espérance: le doux et lumineux regard d'un petit enfant.» L'auteur du rapport relève le «manque de tact» des allusions à l'Allemagne où, beaucoup plus que dans la France démocratique, on sait apprécier le «doux et lumineux regard d'un petit enfant».
Deux des trois rapports mentionnés ci-dessus étaient adressés à Pelorson, l'adjoint à 1 époque de Lamirand, et se retrouvèrent sur le bureau de Bonnard. La publication du journal fut définitivement arrêtée parce que ses commentaires acérés dans une France dorénavant occupée en totalité ne pouvaient être tolérés ni par les Allemands ni par les «hommes nouveaux» qui étaient leurs alliés. Ceux-ci, dont l'importance ne cessait de grandir au sein du gouvernement, décidèrent ensuite d'éliminer de Tournemire à son tour, malgré son allégeance totale à Pétain et malgré les amis qu'il comptait dans l'entourage du Maréchal.
Pétain avait assisté au deuxième anniversaire de la fondation des Compagnons, célébré à Randan, au cours de l'été 1942 et qui avait donné lieu à la plantation d'un chêne dans la clairière où le mouvement avait été fondé. A cette ocasion, le Maréchal s'était vu remettre un sac contenant de la terre provenant de toutes les régions de France et de l'Empire, en symbole de l'unité de la France. Cet anniversaire avait également été' marqué par la surprenante commémoration du premier Compagnon convaincu de menées antiallemandes: André Noël, un «chef de. commanderie» fusillé par les Allemands à Besançon, le 29 novembre 1941, pour avoir espionné pour le compte du Deuxième Bureau français ! En son honneur, le drapeau fut mis en berne. Il est possible que ce ne soit pas par hasard qu'à cette époque de Tournemire et Georges Lamarque, un professeur, et l'un de ses adjoints en qui il avait le plus confiance, prirent leurs premiers contacts avec la Résistance. Pour de nombreux dirigeants du mouvement, en effet, la fidélité au régime fut remise en question en novembre 1942, lorsque le gouvernement resta sans réactions devant l'invasion de la zone Sud par les Allemands. Quant à la troupe, elle manifesta en certains endroits: à Cojarc et à Agen, en chantant par provocation: «Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine." Tout ceci annonçait ce qui allait suivre.
Déjà en 1940, certaines mesures prises par Vichy, en particulier les premières brimades contre les Juifs, avaient «dégouté -le mot est de Mounier(41) - certains Compagnons (ceci, alors que, d'après une source d'information, treize Compagnons, tous doriotistes, avaient été arrêtés au août 1941, pour avoir fait sauter la synagogue de Vichy. Après novembre 1942, pendant quelques mois, de Tournemire restd fidèle à Pétain, et en raison de sa confiance en celui-ci, continua à obéir au gouvernement Laval. L'instauration, en février 1943, du Service du travail obligatoire en Allemagne pour les jeunes gens fut très mal ressentie par de nombreux chefs Compagnons qui mirent à l'abri des réfractaires en les enrôlant dans le mouvement, comme ils le faisaient pour de jeunes Juifs, sous de fausses identités (42)• Un chef, Maurice Thiard, donna même une conférence à Poligny à laquelle assistaient des fonctionnaires de Vichy pour expliquer la manière d'échapper à cette nouvelle épreuve imposée à la jeunesse: les fonctionnaires quittèrent la réunion mais l'orateur ne fut pas arrêté par la police. Entre-temps, la Sûreté nationale commença à recevoir un flot de rapports hostiles aux Compagnons (43) En Provence, un Compagnon fut pris en train de rassembler des renseignements sur les troupes et les installations allemandes. Un rapport signala que, dans les Pyrénées-Orientales, les Compagnons imprimaient des tracts clandestins et que certains d'entre eux étaient déjà passés à la Résistance. Les Compagnons utilisaient l'un de leurs camps de ski en montagne comme gîte d'étape pour passer en Espagne et rejoindre de Gaulle (déjà au cours de l'hiver 1940, on avait dit que des Compagnons, grâce à des contacts pris à Cannes, étaient partis rejoindre la France Libre). La Sûreté apprit également que des cellules gaullistes existaient à l'intérieur même du mouvement et que certains chefs avaient combattu dans le camp républicain pendant la guerre d'Espagne, renseignement confirmé par de Tournemire en personne.
Malgré leur loyauté douteuse envers le régime, les Compagnons continuèrent à bénéficier d'un traitement de faveur sur le plan financier. La récapitulation ci-dessous des subventions effectivement réglées, ou simplement prévues au budget (la distinction n'est pas clairement établie), attribuées en 1942 aux différents mouvements de jeunesse, fait ressortir en effet que les Compagnons reçurent la part du lion (44):
Ainsi, les Compagnons obtinrent 54 % du budget de tous les mouvements de
jeunesse, à l'exclusion des Chantiers. En 1943, les prévisions
budgétaires allouaient 65 millions de francs aux Compagnons, mais
l'enveloppe globale attribuée aux mouvements de jeunesse était
alors de l'ordre de 137 millions: la part des Compagnons ressortait donc seulement
à 47 %.
La question financière fut la cause directe de la chute de De Tournemire, tout comme elle avait provoqué celle de son prédécesseur. Manifestement, Bonnard était décidé à trouver un prétexte pour le renvoyer. En janvier 1943, Lamirand avait souligné en répondant au ministère qui demandait un rapport détaillé sur le mouvement que le dévouement personnel de De Tournemire envers Pétain et sa loyauté envers le gouvernement Laval lui semblaient inattaquables. En avril 1942, le chef Compagnon avait d'ailleurs personnellement assuré Laval de sa loyauté, lors d'une entrevue avec le chef du gouvernement. Et Lamirand avait lui-même interrogé de Tournemire qui lui avait confirmé que les Compagnons croyaient en l'autorité, la discipline, l'ordre hiérarchique ainsi qu'en la recherche du bien public et de la justice - en bref, qu'ils adhéraient aux «principes de base de l'Etat français». Malgré les assurances ainsi fournies par Lamirand, le SGJ voulut en savoir davantage sur le mouvement, et en particulier sur ses tendances politiques; son enquête pouvait fort bien aboutir, soit à la dissolution du mouvement, soit, ce qui serai préférable, en éliminant ses éléments les plus indésirables, à sa réorganisation, accompagnée en fin de compte d'une aide financière augmentée.
Mais, ironie du sort, ce fut précisément la question financière qui déclencha une enquête officielle d'ensemble, clôturée en mars 1943. En 1941, des enquêteurs, les commissaires du Pouvoir, avaient été désignés pour déceler les prévarications commises dans les administrations publiques. L'un de ces commissaires, un nommé Bernon, chargé d'examiner les activités financières des Compagnons, déposa un rapport très alarmant. En dépit du fait que les Compagnons aient figuré au budget de l'année 1942, pour environ 30 millions seulement, il affirma que cette année-là, pas moins de 63 millions avaient été remis au mouvement, sans le moindre contrôle officiel. Or, cette somme était exorbitante, si l'on considère que moins de huit cents cadres étaient effectivement salariés. Pétain en personne ordonna donc à de Tournemire de répondre par écrit au réquisitoire du commissaire du Pouvoir. Le chef Compagnon réfuta point par point les accusations de ce dernier qui parlait «d'un gaspillage éhonté des deniers de l'État» et affirma que non seulement le SGJ contrôlait effectivement le mouvement, mais encore, que, depuis la précédente enquête ordonnée par Chevalier et reprise par Carcopino, c'était le ministère de l'Éducation nationale qui examinait minutieusement les comptes de l'association. Il soutint que l'enquête avait confondu les finances des Compagnons avec celles d'une organisation entièrement différente mais qui portait un nom analogue, les Compagnons du devoir du tour de France. Il reconnut que le cabinet civil de Pétain lui avait remis de la main à la main une somme de 5 millions de francs, mais qu'à l'époque il s'était entendu dire qu' «il en était justiciable devant sa seule conscience».
Ces explications peuvent paraître un peu courtes, mais il est probable que le circuit de ces sommes en provenance soit directement du Trésor public, soit de fonds secrets déboursés par un ministère quelconque ou une autre entité gouvernementale était si compliqué que de Tournemire ne savait vraiment pas comment l'argent du mouvement était employé - ou dilapidé. Quoi qu'il en soit, il eut également à réfuter une autre partie du rapport du commissaire, qui accusait les Compagnons d'être hostiles à la politique gouvernementale. Ils étaient également accusés d'avoir mis les drapeaux en berne dans tous leurs camps après l'occupation complète du territoire par les Allemands. De Tournemire répliqua qu'en réalité ces drapeaux étaient en berne depuis le 27 juillet 1942, à la suite d'une visite de Pétain à Randan: en sa qualité de chef compagnon, il avait alors donné l'ordre de procéder de cette façon «jusqu'à ce que la France ait été remodelée conformément aux principes énoncés par le Maréchal». De Tournemire, enfin, eut à démentir une accusation d'une moindre importance; dans son bureau, il y avait au mur non seulement une photographie de Weygand, mais également un grand portrait de Pétain.
Ses tentatives pour se justifier ne furent pas couronnées de succès parce que la chasse aux sorcières ne s'arrêta pas pour autant et il dut prendre la fuite en automne 1943. A cette époque, Lamirand avait été rem~lacé à la tête du SGJ par la colonel Olivier-Martin et Bonnard avait donné l'ordre, avec effet rétroactif au 1er octobre 1943, de suspendre tous les versements de fonds aux Compagnons (50). Ce qui signifiait que le dernier quart de la subvention annuelle ne serait pas réglé au mouvement, bien que les dépenses correspondantes aient déjà, au moins en partie, été engagées. De Tournemire se mit alors en rapport avec le Dr Ménétrel, qui, en sa double qualité de secrétaire particulier et de médecin personnel de Pétain, exerçait une influence croissante sur son illustre et octogénaire client. Le style de la note transmise par un intermédiaire que de Tournemire suppliait Ménétrel d'écouter révèle que son auteur et son destinataire se connaissaient bien, étant ainsi conçu":
Mon cher toubib,
Je voudrais bien aller vous voir, mais c'est difficile parce qu'il y a vraiment bien des gens qui s'intéressent à moi ... et cependant je serais trop heureux de vous demander quelques conseils pour sauver une boutique à laquelle j'ai donné tout mon coeur pendant plus de deux ans ...
Ce premier cri du cœur, n'ayant pas eu de succès, fut suivi d'un
second appel adressé cette fois à LavaI. De Tournemire y
affirmait que les rapports hostiles envers les Compagnons avaient été
suscités par des mouvements rivaux (nul doute qu'il visait ainsi les
mouvements de jeunesse collaborationnistes). Il reconnaissait que le gouvernement
de Laval pouvait fort bien le récuser, lui, de Tournemire, en raison
de ses liens avec Giraud qu'il continuait à admirer, en dépit
du fait qu'il avait rejoint les Alliés. Mais il refusait de transiger
en léchant les bottes des Allemands, car ses convictions se résumaient
de la façon suivante: «Indépendance et fierté française.»
Cela dit, il déclarait qu'il acceptait la politique étrangère"
de Laval - il voulait sans doute dire la politique vis-à-vis des Allemands
- aussi longtemps que celle-ci aurait l'aval de Pétain. Par ailleurs,
il se rendit compte que les cadres des Compagnons venaient d'horizons politiques
très divers, ce qui sous-entendait que certains d'entre eux pouvaient
faire l'objet d'une suspicion légitime de la part du gouvernement.
Enfin, il demandait une protection pour certains groupes de Compagnons qui
avaient été attaqués par le Maquis et terminait en conjurant
Laval de débloquer la subvention qui avait été suspendue
et d'inclure le mouvement dans le projet de budget pour 1944. Ce document
révèle que de Tournemire était vraiment naïf en
politique et à quel point il n'avait absolument pas compris que Laval,
tout comme Bonnard, était maintenant engagé à fond en
faveur de la victoire allemande.
Ce plaidoyer ne pouvait donc même pas être écouté par Laval et, le 29 novembre 1943, de Tournemire dut faire une ultime tentative désespérée auprès de Pétain, en personne. Il avait fui son quartier général, disait-il, pour échapper à la police allemande, ce qui, d'après le gouvernement Laval, créait un fait nouveau. Il avait arraché, début novembre, une promesse à Laval en vue de débloquer les crédits gelés, mais cette promesse avait ensuite été annulée, sous prétexte qu'elle déplairait aux Allemands, notamment en raison du fait que de Tournemire était désormais «insaisissable». Et pourtant, d'après le chef Compagnon, il était parfaitement possible en toute légalité de verser les fonds en question à son adjoint, Paul Weber, afin de permettre au mouvement de continuer à vivre, ce qu'il souhaitait très vivement. En confirmant qu'il voulait également rester chef Compagnon, il en profitait pour affirmer une nouvelle fois sa loyauté personnelle envers Pétain. Et il poursuivait en disant qu'il se rendait parfaitement compte qu'une intervention allemande se traduirait obligatoirement par la dissolution du mouvement; auquel cas, il essayerait de maintenir les Compagnons loyaux envers le gouvernement, mais il ajoutait sous forme de menace voilée: «Je craindrais seulement que ne soient nombreux ceux qui adopteraient une attitude subversive et hostile à toute autorité légale.»
Quoi qu\il en soit, cette ultime tentative fut inutile, car le Jour de l'An 1944, la police, avec l'aide de la Milice, opéra des descentes sur les quartiers généraux des Compagnons à Lyon, Marseille et Toulouse et, le 21 janvier, un décret publié au Journal officiel, prononça la dissolution du mouvement. Le Dr Kunze, qui s'occupait des affaires de la jeunesse à l'ambassade d'Allemagne, déclara, faisant preuve d'un manque absolu d'élégance, qu' «il aurait la peau du commandant de Tournemire» mais l'ancien chef Compagnon avait déjà rejoint le maquis. Dans le courant de l'automne 1944, il rencontra à Paris Dunoyer de Segonzac, l’ancien directeur de l'école des cadres d'Uriage qui avait également rejoint la Résistance lorsque son établissement avait été fermé. Lors de cette rencontre, de Segonzac se rendit compte que de Tournemire était en faveur de Giraud et des Américains, alors que lui-même était gaulliste. De Tournemire se trouva donc fort embarrassé, en particulier parce qu'il récusait les Français Libres, qu'il considérait comme déloyaux, alors que son héros, Giraud, passé dans le camp des Alliés, s'était uni aux gaullistes. De nombreux Compagnons le suivirent dans la Résistance; un groupe d'entre eux réussit à informer Londres que les Allemands allaient incessamment lancer des VI et V2 sur l'Angleterre.
Quelle fut la portée des activités du mouvement des Compagnons de France? Parmi celles-ci, la plus importante ne fut certainement pas l'œuvre d'assistance entreprise au départ en vue de fournir le vivre et le couvert aux jeunes réfugiés et aux jeunes chômeurs. Et il est par ailleurs difficile de mesurer l'influence qu'exerça le mouvement sur ses membres à temps partiels, les Compagnons de Cité, qui formaient la catégorie la plus nombreuse. Malgré la présence de catholiques parmi les dirigeants, l'Église, dès le départ, pour des raisons ayant trait à sa crainte d'une jeunesse unique, manifesta, le moins qu'on puisse dire, peu d'enthousiasme envers les Compagnons, et de leur côté certains protestants leur étaient franchement hostiles (55). Quant aux collaborationnistes de Paris et aux extrémistes de Vichy, lorsqu'ils eurent échoué dans leur tentative de mettre la main sur le mouvement, ils entreprirent de le détruire. En fin de compte, Pétain, soit par manque d'autorité, soit parce qu'il avait perdu toute confiance en le mouvement, lui retira son soutien. Et lorsque les pressions conjuguées des Allemands, de Laval et de Bonnard réussirent à entraîner la chute de Tournemire, il était trop tard pour faire autre chose que de mettre fin à un nouvel échec de Vichy dans le domaine de la jeunesse. Sur un autre plan, il est intéressant de voir, à travers les tribulations de la direction du mouvement, la façon dont les hommes du régime se comportaient, notamment en matière financière avec des sommes importantes circulant avec la plus grande facilité, sans le moindre contrôle de la part des pouvoirs publics. L'histoire des Compagnons illustre également la désunion qui régnait à Vichy, où des luttes intestines se déroulèrent pendant toute la durée de l'Occupation. De même, le fait que Pétain ait longtemps apporté son soutien à quelqu'un connu pour être un admirateur résolu de Giraud est également révélateur de l'opinion que le Maréchal avait de ce général. De Tournemire lui-même représente une sorte de troisième force; ni pour de Gaulle, ni pour les Allemands, il défend, selon l'expression de Maurras (mais pas dans le contexte des idées de celui-ci), « la France seule ». Comme toujours, la jeunesse fut prise sous le feu d'intérêts opposés, bien qu'à la fin de Tournemire lui ait clairement montré le chemin du devoir et de l'honneur.
Les jeunes et la politique de Vichy
Le lecteur va donc découvrir la première - et la seule à
ce jour - réflexion d'ensemble sur un sujet capital.
Sans doute observera-t-on une fois de plus dans ce livre que Vichy est
pluriel, divisé contre lui-même, peuplé d'êtres
désaccordés et rivaux; que le « maréchalisme »,
si fort en 1940, est une peau de chagrin dont le recul conforte tous les
aventuriers de la collaboration qui rêvent d'une jeunesse hitlérisée
à la française; qu'à la faveur d'une Révolution
nationale pour vieillards, les professionnels de l'encadrement des jeunes,
Églises en tête, crurent un temps que leur heure allait mieux
sonner. Mais on saisira mieux, lecture faite, l'affreuse unicité que
l'impuissance et la défaite donnent à Vichy. Car, tout au long,
la contradiction règne, éclatante ou implicite, qui veut redresser
de jeunes corps affaiblis par les restrictions, qui prône l'altruisme
par temps de marché noir et, pour tout dire, chante l'honneur à
venir sur l'air du désarroi et du déshonneur quotidiens.
Il faut dire et répéter, avec Halls, non seulement qu'une
histoire de ces rudes années est possible, mais qu'on la fait, et fort
bien, sur archives, en toute impartialité, sans régler son
compte à qwconque.
Extraits de la préface de Jean•Pierre Rioux Institut d'histoire
du temps présent
Wilfred D. Halls a enseigné
à l'université d'Oxford et a publié de nombreux ouvrages
sur l'éducation et la culture en France.
Publié en Anglais en 1981, traduit en 1988, le livre de Halls est la première synthèse sur Vichy et les jeunes. C'est toujours, sur le sujet, un ouvrage essentiel, rédigé à partir des fonds d'archives consultables.
La première partie, essentiellement politique, intitulée Les jeunes et leurs mentors, est divisée en cinq chapitres. Les deux premiers présentent les diverses tendances d'un "État français" très composite et rend compte des grands traits de l'évolution interne d'une politique pas vraiment cohérente. Il tracent parallèlement le portrait des hommes qui incarnèrent, en matière d'enseignement et de "jeunesse & sport", la France de Vichy. Il conserve pour l'essentiel la distinction entre Old Guard et New Order introduite par Paxton dans son livre pionnier. Le troisième chapitre (L'Église et l'enseignement) analyse la politique de Vichy à l'égard de l'enseignement catholique. Le chapitre IV traite des enseignants et notamment des instituteurs. Il semble que le régime ne les aimait pas beaucoup et qu'ils n'aimèrent jamais beaucoup le régime. Le dernier chapitre de cette première partie se penche sur L'enrégimentation de la je-nesse et montre comment le projet d'une organisation unique pour la jeunesse, souhaité par les plus actifs partisans de la collaboration avec l'Allemagne, a échoué.'
La seconde partie traite du projet culturel et idéologique du gouvernement de Vichy. Les contradictions du régime ne sont pas moins aiguës en matière de réforme morale (chapitre VI) que lorsqu'il s'agit de déterminer la place du sport dans l'éducation générale (chapitre VII). Halls étudie ensuite Le révisionnisme culturel (chapitre VIII) et notamment les efforts de la Révolution nationale pour imposer une nouvelle lecture de l'histoire, qui gomme la Révolution française et ses conséquences. Enfin, contradiction fondamentale, le régime, même s'il compte quelques sympathies pour le régionalisme, invite la jeunesse à chanter la gloire d'une France une et indivisible , alors que les Allemands dépècent le territoire.
La troisième et dernière partie nous permet d'entrer plus avant dans le processus de mise au pas des jeunes français. En effet, Halls nous invi-te au sein même des organisations de jeunesse. Il consacre un court chapitre (15 pages) aux Compagnons de France, avant de s'étendre un peu plus sur les Chantiers de jeunesse. Les écoles de cadres, dont la célèbre école d'Uriage où s'expérimentèrent des méthodes pédagogiques actives qui inspirèrent parfois le champ de l'éducation spécialisée, ne sont pas oubliées (chapitre XII). Les organisations de jeunesse collaborationnistes et néo-nazies ne sont pas laissées dans l'ombre : nous les suivons jusqu'à leur ultime dérive et leur absorption dans la division SS Charlemagne. L'ouvrage est clos par un chapitre consacré au service du travail obligatoire en Allemagne. Le STO consomma le divorce entre un régime de plus en plus fantoche et la jeunesse qu'un vieux maréchal avait rêvé de conquérir.
La synthèse de Halls n'est pas sans défaut. Ça et là nous trouvons quelques approximations comme, page 196, quand il attribue au régime de Vichy l'invention de la liberté surveillée et du tribunal pour enfants, institués en fait dès 1912 ! Surtout l'auteur, prisonnier de ses sources, privilégie une histoire institutionnelle, vue "d'en haut", qui laisse en définitive peu la parole aux jeunes. L'ouvrage n'en constitue pas moins une toile de fond indispensable pour qui veut travailler sur "l'enfant de justice" durant la guerre.