« On s’est
retrouvé là »,
Souvenir de guerre, souvenirs de paix
Textes composés par Justin Vaïsse
Où
« Pierre » c’est lui, et « Hélène »:
son épouse
Arrivé à La Pomélie après avoir procédé
à sa propre démobilisation dans le Lot, Pierre n'a qu'une idée
: retrouver son indépendance et ne plus peser sur une maisonnée
déjà bien chargée. Il apprend alors que Louis GARRONE
vient d'être nommé Directeur de la Jeunesse à Vichy.
Louis GARRONE avait été son professeur de philosophie et son
«chef de maison» à l'école des Roches, dont il
était directeur. Il le contacte pour lui offrir ses services; GARRONE
le reçoit très vite, et lui propose de s'occuper du Service
des cadres. Pierre accepte avec enthousiasme : aucune ambition vichyssoise
chez lui, pas d'adhésion à la «révolution nationale
», plutôt un sentiment de honte que la France ait été
battue en à peine plus d'un mois, et qu'elle soit tombée si
bas. Il s'agit d'aider le pays à se reprendre, se réorganiser.
Pierre occupe ce poste jusqu'en décembre 1940 ; c'est le moment où
se créent, sous la tutelle de Vichy, un certain nombre de mouvements
comme les Compagnons de France, pour encadrer les dizaines de milliers de
jeunes" Français désœuvrés ou démobilisés.
Pierre organise par exemple un «camp des vignerons» pour assurer
les vendanges qui n'ont pas été faites faute de personnel;
il supervise plusieurs centres de formation des cadres, comme celui de Jean-Marie
DESPINETTE. Il aide aussi à préparer le budget de l'année
1941.
Là se situe sa rencontre décisive avec le Commandant Guillaume
de TOURNEMIRE. Celui-ci, chef d'escadron de cavalerie, ayant fait la campagne
de 40, était surtout un héros de la guerre du Rif (au Maroc
en 1925). L'une des histoires les plus célèbres à son
sujet expliquait la cicatrice qu'il avait au visage : au cours d'un combat,
il était monté le long d'un piton rocheux en même temps
qu'un chef de djebel ; s'apercevant au même instant, chacun tire sur
l'autre. Mais TOURNEMIRE tue le chef de djebel, tandis que la balle tirée
par ce dernier passe le long du visage du premier, près de l'œil,
lui laissant cette splendide balafre... Guillaume de TOURNEMIRE avait beaucoup
d'allure et de charisme ; il était venu demander au Maréchal
PÉTAIN s'il y avait une mission qu'il pouvait remplir pour son pays,
maintenant que l'armée était démobilisée. Après
avoir fait le tour des bureaux et rencontré notamment Jean BOROTRA,
l'ancien champion de tennis, responsable de l'Education physique et des sports,
il est chargé d'une vague mission à Paris : s'occuper des étudiants.
Il rencontre Pierre, qu’il ne connaissait pas, et lui offre de venir travailler
à Paris avec lui. Il cherchait quelqu'un qui n'eût pas d'ambition
et fût prêt à travailler sans perspective claire d'avancement.
À Vichy, c'était denrée rare ; beaucoup d'opportunistes
avaient rejoint la ville d'eau pour tenter leur chance auprès du nouveau
pouvoir. Pierre accepte sans hésiter de quitter le Service de la Jeunesse,
car il se sent dans une situation fausse : être en zone libre, dans
une paix factice, alors que le pays est en réalité aux mains
des Allemands. Qui plus est, il souhaite se trouver plus près de la
Lorraine.
Après une dernière tournée des centres de formation
en zone sud, il part donc retrouver TOURNEMIRE à Paris en janvier
1941, pour le seconder dans ses activités autour du Service des étudiants
au 15 rue Soufflot. Cette mission faisait suite aux événements
du 11 novembre 1940 : bravant les interdictions édictées par
les Allemands, des centaines d'étudiants et de lycéens étaient
allés déposer une gerbe sur la tombe du soldat inconnu sous
l'Arc de triomphe. Les Allemands avaient réprimé cette manifestation,
faisant plusieurs morts parmi les étudiants, et de très nombreuses
arrestations ; ce fut l'un des premiers signes de résistance dans
la population parisienne. Vichy, bien évidemment, ne voulait pas que
de tels événements se reproduisent, et souhaitait mettre en
place des structures d'encadrement social des étudiants pour que cela
tourne autrement ; c'était le rôle confié à Guillaume
de TOURNEMIRE. Quand Pierre arrive, plusieurs maisons d'accueil ont déjà
été créées, comme la maison du Droit et celle
des Lettres ; chaque faculté avait sa maison où les étudiants
pouvaient se retrouver, discuter, ou encore trouver du travail à mitemps.
TOURNEMIRE et son équipe avaient aussi mis en route un restaurant
universitaire, au 104 rue de Vaugirard, pour ravitailler les étudiants.
Parmi eux sont passés des hommes qui deviendront célèbres,
comme Pascal ARRIGHI (futur député) ou Edgar PISANI (futur
ministre).
Sur ces questions, la position politique de Pierre à ce moment précis
est résumée par ce discours qu'il se souvient avoir tenu aux
étudiants en janvier 1941, dans un cercle dirigé par JOSSELIN,
un pasteur protestant : «Ceux parmi les étudiants qui ont envie
de lutter pour de vrai n'ont qu'à aller avec le Général
De GAULLE à Londres, ils seront embauchés, on les enverra combattre
quelque part, c'est régulier. Quant aux autres, qu'ils ne passent
pas leur temps à prendre des risques stupides, à commettre
des actes inutiles comme distribuer des tracts dans les boîtes aux
lettres d'inconnus qui ensuite se font arrêter pour rien...»
Bref, pour lui, combattre à Paris n'était pas une option. Pierre
estimait, comme il l'avait écrit à son frère (cf. chapitre
précédent), que le choix de De GAULLE était alors le
plus pur, mais que ce n'était pas une vraie solution pour le pays
à ce moment : son destin, son avenir se jouaient sur le territoire
national, et non pas à Londres.
Cette position personnelle, qui va bien sûr plus loin que le discours
officiel de sa hiérarchie (laquelle condamne De GAULLE à mort
dès le 2 août 1940), résume l'état d'esprit de
beaucoup autour de lui. Elle est pourtant pleine d'ambiguïtés,
et reflète les contradictions et les incertitudes de son époque.
D'abord, on l'a vu, Pierre a souffert de l'humiliation de la défaite
longtemps après le mois de juin 1940 : il avait fallu si peu de temps
à l'Allemagne pour vaincre la France, considérée par
les autres pays comme la première puissance militaire du monde. .
. Comme patriote, et peut-être aussi comme Lorrain, il savait pourtant
que cette occupation allemande n'était pas éternelle ; et il
ne partageait rien de l'exubérance idéologique de certains
collaborateurs, jusque dans l'entourage du Maréchal PÉTAIN
- un mélange de revanche de droite contre le Front populaire de 1936
et de tendances idéologiques antirépublicaines et antisémites.
Il se souvient notamment qu'au cours de sa tournée des centres de
formation des cadres de décembre 1940 en zone libre, avant de rejoindre
Paris, il s'était fait cette réflexion en lui-même: les
armées nazies, partout victorieuses, n'ont pas réussi à
franchir la Manche. Cette guerre peut donc se retourner. C'était le
constat établi par le Général De GAULLE six mois auparavant,
dès le 18 juin 1940.
Ensuite et surtout, son refus de cautionner les «actes inutiles »,
les «risques stupides» des étudiants parisiens ne l'empêche
aucunement de commettre lui-même un acte à la fois courageux
et parfaitement inutile, et de se faire arrêter pour des questions
de principe.
En effet, dès le 6 février, Pierre emmène sa cousine
Antoinette de TAILLY - dont le mari était prisonnier - dans un cinéma
des Champs-Elysées, pour la distraire un peu. Avant le film, comme
c'était l'habitude à cette époque-là, passent
les informations, avec des images noir et blanc et une voix sonore et haut
perchée en commentaire. À un moment, apparaît à
l'écran un officier de marine français qui prétendait
revenir de Londres et racontait comment il avait été, là-bas,
séquestré et maltraité avec ses camarades, expliquant
qu'il était si heureux de retrouver la France de la liberté...
Devant une propagande aussi grossière, Pierre se contient d'abord,
mais bientôt il n'en peut plus : il se lève et s'assied sur
le dossier du spectateur placé devant lui, de sorte à se retrouver
ostensiblement dos à l'écran, en hauteur. Quelques instants
plus tard, une dizaine ou peutêtre une douzaine de spectateurs
et de spectatrices l'imitent, en s'asseyant sur le dossier du siège
placé devant eux, dos à l'écran, en guise de protestation.
Or, la salle restait éclairée pendant les informations, si
bien que la réaction ne traîne pas : quelques dizaines de personnes,
dont plusieurs membres de la Gestapo, arrêtent les manifestants spontanés,
et Pierre lui-même est appréhendé comme Kino Demonstratio
Führer, c'est-à-dire « meneur de cette manifestation de
cinéma» !
Le groupe est emmené à la prison du Cherche-midi, dans l'immeuble
où se trouve actuellement la Maison des Sciences de l'homme (54 bd
Raspail - une sculpture rappelle la triste fonction de l'immeuble pendant
la guerre). Pierre est interrogé en sous-sol, sans ménagement
mais sans violence physique, par un officier de la Gestapo sinistre ; au
bout d'une dizaine de jours, il est condamné au temps de prison qu'il
venait de passer en détention. Il reprend immédiatement ses
activités, comme si de rien n’était.
LYON EN 1942 - 1943 : L'AVENTURE DES COMPAGNONS DE FRANCE (voir d'autres articles)
Vers
la fin de l'année 1941, Guillaume de TOURNEMIRE est sollicité
pour reprendre la direction des Compagnons de France, qui avaient été
fondés l'année précédente par Henri DHAVERNAS,
notamment sur l'impulsion des chefs des mouvements de jeunesse : Scouts de
France, Auberges de jeunesse, etc. Mais à la suite de certains incidents
avec les Allemands (plusieurs personnes y avaient déjà été
arrêtées et fusillées pour activités dissidentes),
certains à Vichy et à Paris avaient souhaité que le
chef des Compagnons de France assume une fonction plus importante, celle
de chef de la Jeunesse française, sur le mode autoritaire voire totalitaire
de l'Allemagne et de l'Italie. L'idée était de façonner
la jeunesse française, et non de subventionner un groupement qui paraissait
dès ce moment dériver vers la contestation de l'occupant. Heureusement
beaucoup luttaient contre cette conception, et ce sont eux qui ont mis en
avant la candidature de TOURNEMIRE pour s'assurer que les Compagnons échapperaient
à toute forme d'unification des mouvements de jeunesse... mais aussi
à toute influence des Allemands. Comme TOURNEMIRE était apparemment
irréprochable des deux côtés, il fut choisi.
TOURNEMIRE avait promis à Pierre qu'il le suivrait bientôt aux
Compagnons, et après l'avoir remplacé pendant deux mois rue
Soufflot, ce dernier s'apprête à le rejoindre à Lyon,
siège de l'organisation. Mais, s'il avait pu rejoindre Paris, un an
plus tôt, avec un laissez-passer en bonne et due forme, cette fois
l'Ausweiss indispensable pour passer en zone libre se fait attendre. Ce document
devait lui être délivré par les services parisiens du
Secrétariat à la jeunesse, rue du faubourg Saint-Honoré
; mais cette branche parisienne, beaucoup plus pro-allemande que celle de
Vichy, fait traîner les choses. Pierre s'impatiente, recontacte Lyon,
qui finalement, afin de couper court aux tracasseries administratives, décide
de le faire passer par une filière clandestine!
Il prend donc le train entre Noël et le jour de l'an, en direction du
Jura, où opérait la filière utilisée par les
Compagnons. C'était un jeune, un certain GUILLOU, qui faisait passer
la ligne de démarcation 29. Pierre le retrouve à la gare de
Dôle à l'aube, dans la neige. Le temps d'avaler un ersatz de
café, une boisson improbable à l'orge broyée, ils marchent
pas moins d'une vingtaine de kilomètres en direction de la ligne de
démarcation. En chemin, ils sont arrêtés par des soldats
allemands en armes qui fouillent leurs sacs et les interrogent. «Je
suis l'un des responsables du Secrétariat à la Jeunesse, j'ai
un document officiel pour ma mission : je dois visiter les environs.»
Aussi étonnant que cela leur paraisse, avec la ligne de démarcation
à quelques kilomètres, les soldats acceptent l'alibi et laissent
passer les deux hommes.
Ceux-ci poursuivent leur route et arrivent bientôt aux environs de
Longwy (un village du même nom que la ville lorraine qui se trouve
non loin de Martigny), dans la région des Mortes du Doubs, une zone
de marécages et de roseaux. Un chien, qui aboie avec force, les rattrape
alors qu'ils avancent, et les suit quelque temps dans les roseaux : angoissés
à l'idée que celui-ci les fasse repérer, les deux hommes
tentent de le semer, pressent le pas et gagnent enfin une petite maison habitée
où ils peuvent s'arrêter et se ravitailler dans l'arrière-cuisine.
Quelques minutes après, les soldats allemands arrivent à leur
tour et interrogent les occupants de la maison, qui font comme si de rien
n'était. Dans la pièce à côté, Pierre et
son passeur, GUILLOU, n'en mènent pas large : «pourvu qu'ils
ne viennent pas faire un tour par ici. . . »
Les Allemands finissent par repartir, et les deux hommes, éclairés
seulement par la pleine lune, se dirigent vers la zone libre, GUILLOU marchant
en tête. Ils arrivent à un pont qui matérialise la ligne
de démarcation, avec une herse au milieu et de nombreux barbelés
partout, y compris sur les barres de fer à l'extérieur du pont,
pour éviter que quiconque puisse passer. Sous le pont, certaines barres
de fer étaient sciées, de sorte qu'on risquait de tomber dans
le Doubs d'une hauteur dangereuse si l'on s'y risquait. Heureusement GUILLOU
connaissait la méthode de passage, à la fois par en dessous
à certains endroits et par les poutrelles au-dessus à d'autres.
Le franchissement se fait sans encombres; au petit matin, ils parviennent
à l'un des campements des Compagnons de France qui se trouvait audelà
du Doubs.
Quant à l'Ausweiss de Pierre, enfin délivré par les
services parisiens du Secrétariat à la Jeunesse, il est arrivé
rue Soufflot deux jours après le départ clandestin de Pierre,
à la grande fureur des responsables du faubourg Saint-Honoré,
qui menacent même de s'en plaindre aux Allemands.
Pierre arrive donc à Lyon au tout début de l'année 1942,
pour seconder TOURNEMIRE aux Compagnons de France. L'une de ses premières
missions, en janvier 1942, est de faire un tour complet des installations
des Compagnons de zone libre. C'est à cette occasion qu'il se rend
notamment à Agen, où il rend visite aux MONTBEL ; il est frappé
par les «petites têtes d'affamés» des enfants, qui
l'observaient derrière la rambarde de l'escalier. Il rend aussi visite
à sa sœur Elisabeth, à Pau, qui dirige avec son amie Hélène
un centre de formation aux affaires ménagères ; comme on s'en
doute, il sera largement question de ces visites plus loin
Rentré à Lyon, ou plus précisément à Crépieux-LaPape,
nouveau siège des Compagnons, Pierre se voit offrir par TOURNEMIRE
la responsabilité de toute la province du Lyonnais, c'est-à-dire
la supervision de 11 départements en tout. Il devient donc chef de
cette province à partir de février 1942.
En quoi consistaient les Compagnons de France exactement? Mis en place, comme
nous l'avons vu, par Henri DHAVERNAS, le mouvement des Compagnons est né
avec la défaite de 1940, comme les Chantiers de jeunesse auxquels
il ressemble de loin (et qui font office de service militaire), mais en moins
organisé, moins systématique et moins idéologique, même
si les deux organisations étaient financées par le gouvernement
de Vichy. Il s'agissait de recueillir les jeunes que la guerre avaient démobilisés,
rendus orphelins ou déracinés, ou simplement mis au chômage,
et de les réunir en collectivités : soit dans des centres d'apprentissage
où ils recevaient une formation pratique, soit dans des «cités
». Si la tonalité était favorable au redressement national
entrepris par le Maréchal PÉTAIN, il n'y avait pas d'orientation
religieuse particulière ; certains centres des Compagnons ont notamment
caché des Juifs jusqu'à leur dissolution. En quête d'un
successeur de DHAVERNAS, Louis GARRONE avait rencontré Guillaume de
TOURNEMIRE, qui lui avait été présenté par Pierre
de CHEVIGNY luimême3°. Les Compagnons de France ont été
dissous sur ordre des Allemands, tout comme les Chantiers de jeunesse, en
janvier 1944 ; ils avaient fourni, il est vrai, de nombreux cadres aux forces
de la Résistance, sans devenir eux-mêmes une organisation de
la résistance. Mais l'orientation générale était
patriotique et anti-allemande, et l'occupant ne s’y était pas trompé.
LA RÉSISTANCE
C'est
en octobre 1942, peu avant que les Américains ne lancent l'opération
de débarquement en Afrique du Nord, que Pierre, alors chef de la province
du Lyonnais aux Compagnons de France, va trouver Guillaume de TOURNEMIRE
et lui déclare qu'il souhaite prendre une part active à la
lutte contre l'occupant
« Cette fois, je suis absolument décidé à rentrer
dans la guerre. Mon frère est en Afrique d'où il pourra bientôt
agir et il n'est pas possible, quels que soient l'intérêt et
la valeur du travail qu'on fait ici, de rester inactifs au moment où
les alliés s'apprêtent à débarquer.» TOURNEMIRE
lui répond: «Ne vous occupez de rien; il y a longtemps que j'y
songe avec d'autres, en-dehors du mouvement. Vous serez bientôt contacté
par LAMARQUE de ma part. C'est lui qui vous dira ce que vous pourrez faire.
» TOURNEMIRE avait en effet créé avec Georges LAMARQUE,
au cours de l'année précédente, un réseau de
résistance appelé «Druides », avec l'aide de plusieurs
responsables des Compagnons de France. Ceux-ci étaient admirablement
couverts et servis, il faut le dire, par leur activité, qui réclamait
des déplacements et des contacts permanents avec les centres de formation
technique et les Cités des Compagnons disséminés dans
toute la zone libre.
Ce réseau créé par TOURNEMIRE était une branche
d'un ensemble plus vaste : le réseau Alliance, crée par le
commandant Georges LOUSTANAU-LACAU dès juin 1940, puis, après
l'arrestation de celui-ci, commandé par MarieMadeleine FOURCADE.
Le principe était de travailler directement pour l'Intelligence Service,
c'est-à-dire le service de renseignement britannique. Il s'agissait
non pas de prendre le maquis, d'organiser des actions paramilitaires, de
sabotage, ou encore faire sauter des trains, mais de fournir aux armées
alliées - perçues comme les seuls agents possibles de la victoire
contre l'Allemagne nazie - tous les renseignements militaires nécessaires
à leur combat. Par une observation minutieuse et systématique
de tous les mouvements des armées allemandes sur le sol français,
notamment les divisions blindées, les sous-marins, les avions, ou
encore l'édification du Mur de l'Atlantique, le réseau Alliance
permit ainsi aux Anglais et aux Américains de connaître les
faits et gestes de l'ennemi qu'ils combattaient, et bien souvent d'anticiper
ses réactions. Ainsi, Jannie ROUSSEAU, adjointe de LAMARQUE a réussi
à faire remonter à l'état-major de CHURCHILL une synthèse
de renseignements très précis sur les rampes de lancement des
V1 et V2 qui ont permis de contrecarrer pendant plusieurs mois l'emploi de
ces armes redoutables contre l'Angleterre.
Pour cela, il fallait monter un réseau suffisamment étoffé,
cloisonné et efficace: Alliance, aussi appelé «Arche
de Noé», compte, à la fin de la guerre, 3 000 membres
en tout, dont 438 sont tués par les Allemands ; il dispose de plusieurs
émetteurs radio pour transmettre à Londres ses rapports aussi
vite que possible. Ses informations étaient obtenues par une chaîne
d'agents, depuis le simple observateur en bordure d'un aérodrome ou
d'un port militaire jusqu'au passeur qui faisait transiter les messages jusqu'à
la centrale de renseignement. Il s'employait aussi à organiser le
passage d'hommes et de courriers à travers la ligne de démarcation
et la frontière espagnole.
Le travail était donc à la fois dangereux et généralement
peu exaltant, très loin des grandes histoires épiques d'espionnage
; au fond, les résultats concrets du travail effectué n'apparaissaient
presque jamais aux agents, lesquels ne portaient pas d'armes sur eux et ne
connaissaient qu'un ou deux autres membres du réseau. Et même
l'intérêt de leurs observations ne pouvait se manifester qu'aux
niveaux élevés de la hiérarchie, là où
elles étaient recoupées : par exemple, observer que cinq avions
gros porteurs de telle catégorie sont partis de Lyon à telle
heure ne semble pas d'un intérêt majeur, mais si les agents
de Toulouse et Bordeaux font la même observation, et que quinze apparei1s
du même type se posent quelques heures plus tard à Saint-Nazaire,
une information utile, si elle est transmise à Londres assez vite,
commence à prendre forme. Politiquement, le réseau Alliance
et ses sous-réseaux, comme les Druides, étaient plus proches
du Général GIRAUD que du Général De GAULLE, et
nombre de ses membres fondateurs appartenaient, avant la guerre, à
la droite de l'échiquier politique français.
Suite à cette entrevue avec Guillaume de TOURNEMIRE, Pierre est donc
contacté par LAMARQUE, qui lui demande de venir déjeuner avec
lui dans un bistrot lyonnais au cours de cet automne 1942. Ce dernier est
un agrégé de mathématiques de 25 ans seulement, bon
vivant, grand buveur, d'une éducation supérieure, et qui a
été le véritable chef du sous-réseau des Druides,
sous l'autorité de TOURNEMIRE. Il s'adresse à Pierre en ces
termes:
«Il se peut qu'il y ait entre nous des différences d'opinions
politiques, mais cela n'a aucun intérêt par les temps qui courent.
Vous êtes dévoué aux ordres de TOURNEMIRE, moi aussi
; l'important est de lutter. Vous allez recruter quelques hommes dont vous
êtes absolument sûr, pas plus de cinq, et vous allez les rassembler
lors d'une réunion dont je vous fixerai la date et l'heure, mais à
laquelle je ne paraîtrai pas. Là vous seront données
des consignes précises pour vous former à un travail de renseignement
professionnel. »
Les différences politiques qu'évoque LAMARQUE tiennent largement
aux origines des deux hommes. Luimême, fils d'un militant socialiste
tué à la guerre de 1914, était engagé dans le
syndicalisme enseignant, tout comme Pierre. Il leur présente les différents
modèles d'avions allemands et leur explique la manière de reconnaître
avec précision chacun d'eux et de les compter. Il leur donne également
des indications sur l'aérodrome de Bron, situé tout près
de Lyon, et que les hommes de Pierre auront la charge d'observer. Cet aérodrome
était une plaque tournante pour l'aviation militaire allemande dans
ses manœuvres entre l'Italie, le Midi de la France, et les terrains d'opération
du Nord- Est de l'Europe. Puis l'officier britannique disparaît, et
le travail de renseignement commence pour de bon.
Au bout de quelques mois, Pierre commet une imprudence considérable.
Il conserve, à divers endroits, un document de quelques feuilles recto
verso, des schémas réalisés et annotés de sa
main sur les avions allemands. Il les cache d'abord à Crépieux-La-Pape,
centre de la province du Lyonnais des Compagnons, à un endroit presque
impossible à trouver. Mais il a des scrupules : il ne veut en aucun
cas que les Compagnons puissent être soupçonnés. Il finit
par les ramener chez lui, à Caluire; il pense bien, un moment, les
enterrer dans le jardin - trop compliqué. Pendant un temps, il les
dissimule derrière une gravure attachée au mur. Mais là
encore, l'idée était mauvaise : si les Allemands venaient un
jour avec de vrais soupçons, ils fouilleraient et finiraient bien
par trouver le document, et cette tentative de dissimulation désignerait
automatiquement Pierre comme espion. Finalement, il avait préféré
le tiroir de la table de nuit : au moins, il pourrait prétendre ne
pas avoir voulu les cacher. (La Gestapo découvrira ce document qui
sera à l'origine de l'arrestation et de la déportation de Pierre
à Buchenwal)