Charles de Tournemine
Peintre orientaliste
(1815-1878)
Jean Claude Lesage
"Ma nature ardente m'a toujours emporté au-delà des limites possibles de la vie ordinaire, et je me suis souvent blessé et meurtri." Ch. de Tournemine Lettre d'Asie Mineure 25 août 1863 "
Lorsque la frégate de sa majesté impériale, la Pénélope, entra le 10 janvier 1812 dans le port de Toulon, venant d'Italie, elle débarqua un jeune lieutenant en second du 2e Régiment d'artillerie, " Bernard Tournemire", âgé de vingt-quatre ans; il ne devait reprendre la mer qu'un mois plus tard, le 13 févrierl. Durant ce séjour à terre, il retrouva ou rencontra Marie-Anne- Victoire Roubaud, Toulonnaise de vingt-neuf ans, qui sut séduire le marin. Charles-Émile naquit de ces amours le 25 octobre, au 9 place d'Armes, non loin du port.
La maison appartint jusqu'en 1857 à la famille Chabert de Barges et fut vendue le 9 avril 1857 au docteur Turrrel, premier biographe de Tournemine. Au n° 10 habitait après la Révolution un négociant, M. Louis Cadi ère, et la marine y avait ses grandes entrées: " Madame Cadière, femme très aimable et très galante, avait un faible pour les jeunes officiers qui remplissaient ses appartements du matin au soir.
Bernard de Tournemine y connut-il la future mère de Charles? Certes, le lieutenant reconnut ce fils mais il n'était point question d'épouser la fille de Pierre Roubaud, colporteur-bijoutier, lorsqu'on était " fils légitime de Messire Jean-Charles Vacher de Tournemine, seigneur de Bourlange, Veyrières, Vizis et Autres lieux, co-seigneur d'Aly et d'Escorailles, président du tribunal de première instance de Mauriac, membre de la Chambre des députés, et de Dame Marguerite-Hélène-Françoise-Gabrièle de Lollier son épouse, habitant ordinairement en leur château de Tournemine."
Sans doute aussi, le père de Charles-Émile se voyait-il promis à un brillant avenir dans la carrière des armes; à son dossier figurent déjà les mentions: campagnes 1809 en Italie et Dalmatie, " blessé le 2 mai 1809 au passage de la Piave d'une balle à la jambe gauche". 4 Voici un officier qui gagne ses premiers galons sous le Premier Empire et qui va poursuivre une carrière militaire jusqu'au Second Empire. Cet homme, de taille moyenne, râblé, les cheveux bruns est bien du type auvergnat tel qu'un dessin de Robaut nous le montre en 1839; le maréchal de camp arbore la médaille de grand officier de l'ordre impérial de la Légion d'honneur et celle de Chevalier Saint-Louis. Peut-on deviner que sous l'écorce du militaire se cache un poète amateur doublé d'un dessinateur?
On conserve à côté d'un dessin d'une "palme romaine" - sculpture d'une grosse tour du château de Scorrailles - un petit poème qui évoque l'église du lieu : "
Église de Scorailles
Berceau de ma première enfance
Où s'écoulèrent mes beaux jours
Que malgré le temps et l'absence
Je sais que j'aimerais toujours.
.....
Vers de peu, sinon vers de mirliton, simplement notés ici pour approcher un peu plus ce père, absent, suivant la Grande Armée en Allemagne, en Hollande et en France durant les années 1813 et 1814.
Pendant ce temps, Charles est élevé par sa mère à Toulon, près de l'Arsenal où naîtra sa vocation de marin. Sent-il les premiers penchants pour le dessin? Sa mère lui faire prendre les cours de Sénéquier (1784-1868), professeur de dessin à l'école de navigation, dont les contemporains signalent la science du clair-obscur et la connaissance approfondie de la perspective - "Aurait fait un excellent didactique (sic) en matière de dessin s'il avait écrit ses observations ", dit Rossi, et nul doute que Tournemine eut un bon maître lorsque l'on regarde les quelques rares dessins que nous avons pu localiser et étudier.
Il y avait d'ailleurs autour de l'arsenal tout un atelier de peintres, dessinateurs, sculpteurs: la décoration était un élément important d'un navire et l'arsenal avait son propre atelier de sculpture Sénéquier y fit son apprentissage avec le maître de l'atelier de sculpture du port, Félix Brun (1763-1831), et les amateurs d'art ont même pu parler d'une école. Vincent Courdouan (1810-1894), son aîné de deux ans (dont Tournemine posséda plusieurs œuvres), Letuaire (1799-1884), le" Daumier toulonnais", ardent républicain, attaché comme nombre de ses concitoyens à la légende napoléonienne, sont deux figures marquantes de ce milieu "artiste" que côtoya Tournemine.
Ce courant de sympathie à l'empereur est d'ailleurs vif à Toulon: "Dans une Provence blanche qui exulte à la chute de l'usurpateur, Toulon se singularise par une fidélité napoléonienne qui peut être le dernier écho affaibli de son jacobinisme autant que l'expression de la fidélité d'une ville de soldats et de marins" . Charles ne sera pas insensible à cette figure de légende familière: son père était officier du Premier Empire et lui-même fera carrière de peintre et d'administrateur sous le Second Empire.
Anne-Victoire Roubaud, mère seule et peu fortunée, pense à assurer l'avenir de son enfant; aussi, dès l'âge de treize ans, Charles entre-t-il à l'école des mousses (le 3 octobre 1825). Son bateau, la goélette l'Amaranthe, commandée par M. Bézard, lieutenant de vaisseau, quitte Toulon dans la journée du 30 octobre et gagne Milo (9 novembre), Paros, Smyrne (le 17) où le bateau séjourne deux semaines, Patmos; Alexandrie est atteinte le 15 décembre et Chypre le 28 du même mois. On imagine facilement l'émerveillement du jeune garçon, ses craintes aussi, ses inquiétudes et l'empreinte ineffaçable des paysages dans ses yeux éblouis. L'adulte qui reverra ces lieux se souviendra de détails, de choses vues lorsqu'il était enfant. Durant l'année 1826, il navigue toujours en Méditerranée orientale: Beyrouth (janvier), Alexandrie (février). Rhodes (février), les Sporades est un lieu privilégié, la baie de Smyrne, où le bateau séjourne régulièrement.
Il achève sa connaissance de la Méditerranée en ralliant les Baléares au printemps de l'année 1827 (Minorque, port de Mahon) : le mousse est devenu novice. C'est ici que se place la participation de Charles à la bataille de Navarin, au cours de laquelle il fut blessé à l'œil gauche le 27 octobre 1827; cet accident ne sera pas sans modifier les conditions de vision du peintre.
On ignore sur quelle unité le jeune Charles combattait. Les mouvements de l'Amaranthe cessent sur le journal de bord le 8 avril 1827, date d'arrivée de la goélette à Toulon et il est considéré comme faisant partie de l'équipage jusqu'au 10 mai 1827.11 Il a dû être embarqué sur une autre unité en partance pour les lieux du conflit. Le vice-amiral Jurien de la Gravière 12 a relaté cette bataille navale mémorable. L'armement des navires se fit dans la plus grande précipitation et il fallut le terminer sur place. Deux vaisseaux qui couraient à l'encontre l'un de l'autre, le Scipion et la Provence, s'abordèrent dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre, ce qui ajouta à la confusion générale. Et la Provence de regagner Toulon pour réparer son beaupré cassé et son étrave enfoncée au grand dam de l'amiral de Rigny.
Les hostilités éclatèrent le 20 octobre et tous les récits sont unanimes sur la violence des combats. Recevoir le baptême du feu - et quel feu! - à quinze ans, voilà qui est peu commun. Après des soins de plusieurs mois, Charles reprend -la mer à bord du fameux vaisseau la Provence, unité beaucoup plus importante portant soixante-quatorze canons et qui reliait durant les années 1828-1829 Toulon à Mahon (Minorque) et Alger 13. Il subit les canonnades des forts d' Alger, comme le relate le rôle d'équipage du navire: "Le vaisseau la Provence sortant de la rade d'Alger le 3 août 1829, sur laquelle il avait relâché le 30 juillet précédent sous pavillon parlementaire, a reçu deux boulets dans sa coque et plusieurs dans son gréement tirés par les forts et batteries d'Alger, qui lui ont occasionné diverses avaries telles que la grande vergue traversée, une embarcation crevée et un mât brut de hune, de rechange mis hors de service." Ce qui nous vaudra une belle gravure de Lebreton avec la légende "Le vaisseau parlementaire la Provence mitraillé au mépris du droit des gens"
A cette date, l'apprenti-marin de Tournemine - Charles-Emile Vacher (sic) est, d'après la description des autorités maritimes, un jeune homme "d'un mètre 645 millimètres; le poil châtain, le front moyen, le nez ordinaire, la bouche moyenne, le menton rond et le visage ovale". Il a alors dix-huit ans. Charles est débarqué le 1° janvier 1831 et il est "congédié le 16 février n'ayant pas voulu contracter d'engagement ".
C'est alors qu'il rejoint le 11° Régiment d'artillerie organisé à Vincennes où son père Bernard de Tournemine a été muté colonel à la tête de l'unité depuis le 23 décembre 1830. Le fils retrouve le père après six années de vie aventureuse entrecoupées d'escales à Toulon et de rares rencontres. Passées les frasques de la jeunesse, ce père s'est rangé et a épousé une demoiselle Marcon en 1820; elle lui donnera cinq filles, les demi-sœurs de Charles. Nul doute que le père a facilité l'engagement de ce garçon de dix-neuf ans dans l'artillerie. Peut-être pensait-il lui ouvrir une carrière militaire? Le 30 juillet 1836, Bernard de Tournemine est directeur d'artillerie à Alger et commandant supérieur des troupes de cette arme dans la Régence. Il participe en automne 1837 à la seconde expédition sur Constantine avec le général Damrémont; il est "chef d'état-major de l'artillerie du corps chargé d'opérer contre Constantine", le 31 août 1837.
Long siège du 1er octobre au 3 novembre 1837. De cette campagne d'Algérie, on conserve un carnet de croquis annotés et datés du maréchal de camp Bernard de Tournemine; ils vont du croquis de "ma chambre à coucher à Alger en 1836 et 1837" au dessin d'une borne romaine, à celui d'un Arabe à l'affût; une aquarelle est mentionnée: "Collo. 27 septembre 1836 ", un plan explique les forces en présence lors de l'attaque de Constantine. Charles-Émile a-t-il voulu regagner le Midi, fuir les brumes du Nord, voire peut-être rejoindre son père au delà de la Méditerranée? Une lettre du lieutenant colonel, commandant par intérim le lie Régiment d'artillerie 2°, datée de Douai, 18 septembre 1836, sollicite auprès du ministre de la Guerre le passage de Charles du 11° R.A. au 14° R.A. " Cette demande de passage est faite dans l'intérêt de conservation de ce jeune officier neveu (souligné par nous) du colonel d'artillerie de Tournemine, qui ne peut supporter la température froide et humide du Nord et s'il ne change bientôt de garnison pour aller dans le midi de la France, il succombera indubitablement sous l'influence de ce climat. " Et le certificat médical de préciser : " Le nommé Vacher de Tournemine Charles-Émile né le 26 octobre 1812 à Toulon est atteint depuis plus de deux ans de fièvres, maladie qui a offert un grand nombre de rechutes et qui cesse aussitôt qu'il s'éloigne du climat de Douai comme nous en avons eu l'exemple par les convalescences que nous lui avons fait obtenir. En conséquence, nous estimons que le maréchal des logis de Tournemine dont la santé s'altère de plus en plus a besoin de changer de régiment pour se rapprocher du midi de la France, son pays natal."
Ceci appelle une remarque: ainsi, vingt-quatre ans après sa naissance, Bernard de Tournemine faisait-il toujours passer son fils pour son neveu. A cela, une raison sans doute: à cette époque, on exigeait des officiers une grande rigueur morale, et une telle situation aurait pu nuire à la considération et à l'avancement de ce père si sensible aux titres et aux honneurs. Comme beaucoup d'officiers de l'Empire, Bernard de Tournemine fait à maintes reprises des démarches pour solliciter un avancement ou dénoncer une injustice dont il se sent victime et demander réparation. En 1840, il portera le titre de baron ...
" Écartelé d'or et d'azur (qui est Tournemine), sur le tout, une rencontre de vache de gueules, en abime ... (qui est Vacher) timbré d'un courronne de baron".
Note du Webmaster : l'arrière grand mère de
Bernard est Marguerite de TOURNEMIRE ...
mais séduit par les alliances flateuses des TOURNEMINE ...
(peut-être "Platagenèsques") ...
le père de Bernard, Jean Charles, (dont le père à
déjà ajouté "Tournemire" au sien) change encore de
nom...
et se blasonne en "brisant" les armes des Tournemine ...
famille dont le lien avec les Tournemire si elle est probable,
remonte au XI° ...
... sous l'Empire, les juges d'armes ne sont pas regardants ...
!
Voilà pourquoi Charles est né sous un nom, et mort
sous un autre
Pour Charles, son fils, futur peintre, l'affaire algérienne est très " présente"; son orientalisme, il le vit " in situ" et de façon très précoce: il navigue dès l'âge de treize ans; précocité eu égard aussi à l'histoire de l'orientalisme naissant. Certes, il n'était pas de la campagne d'Égypte, mais il est en Grèce, à Navarin, il est des premières escarmouches en Algérie. Pour d'autres artistes, ces événements historiques révéleront un Orient jusque-là ignoré et décideront d'une vocation de voyageur ou d'artiste. jusqu'à sa maturité, Charles participera activement à ce mouvement de découverte. Et même s'il ne peint pas encore ces contrées, il engrange dans sa mémoire fidèle des scènes et des paysages nouveaux.
Le voyageur adulte qu'il sera ne fera que retrouver des contrées aimées, sorte de pèlerinage aux lieux qui l'ont émerveillé: l'Algérie en 1857, l'Asie Mineure et 1863 et l'Égypte en 1869. Et combien la lettre d'Eugène Delacroix nous semble convenir au personnage: " Si l'école de peinture persiste à proposer toujours pour sujets aux jeunes nourrissons des muses la famille de Priam et d'Atrée, je suis convaincu et vous serez de mon avis, qu'il vaudrait pour eux infiniment davantage être envoyés comme mousses en Barbarie sur le premier vaisseau que de fatiguer plus longtemps la terre classique de Rome - Rome n'est plus dans Rome21."
Cependant, Charles de Tournemine est libéré le 18 mars 1840 et il quitte l'armée. S'il abandonne la carrière militaire (alors que son père pouvait la lui faciliter), c'est aussi à cause des fièvres contractées durant les campagnes, ces fièvres paludéennes qui lui laisseront une affection de bronchite chronique dont il souffrira la vie durant. Commence alors pour lui une aventure d'un autre genre, une période qui nous concerne davantage: sa carrière artistique. Mais il nous fallait savoir quel homme entrait, à vingt-huit ans, dans l'atelier d'Eugène Isabey